Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/906

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rains est sans valeur, sans portée, ou nous sommes obligés de prendre au sérieux les douleurs d’Arnolphe. Qu’il égaie le parterre, je le veux bien, mais à la condition qu’il sera ridicule sans le savoir. Or les comédiens qui représentent Arnolphe ne paraissent pas comprendre l’importance de cette condition ; débutans et chefs d’emploi sont à cet égard du même avis ; ils veulent à tout prix égayer le parterre, et craindraient de passer pour inintelligens en donnant du relief à la partie mélancolique de ce rôle. Pour expliquer cette méprise et cette obstination, il faut croire qu’ils n’ont jamais cherché à pénétrer le sens philosophique de l’École des Femmes. Arnolphe, dans la pensée de Molière, est un homme très digne d’estime, très digne d’affection, dont le seul travers est d’oublier son âge et de croire qu’une fille de seize ans peut aimer un homme de quarante ans. Sincère dans son aveuglement, il s’étonne de ses mécomptes, et n’a pas conscience de la situation ridicule où il s’est placé. C’est précisément parce qu’il ignore le côté ridicule de ses espérances, de ses prétentions, qu’il intéresse, qu’il est vrai. Acceptez comme juste l’intention que les comédiens prêtent à Molière, supposez qu’Arnolphe ait conscience de sa situation, et cette comédie, admirée par tant de générations, devient une œuvre insignifiante et vulgaire ; le charme du style ne réussira pas à la sauver. Arnolphe ridicule et sachant qu’il est ridicule n’est plus qu’un personnage de tréteaux. Ce qui lui donne de la valeur, de l’intérêt, c’est qu’il est ridicule à son insu, c’est qu’il aime sincèrement Agnès et ne s’aperçoit pas que son affection ne peut être payée de retour.

Les comédiens du Théâtre-Français, depuis M. Provost, professeur au Conservatoire, qui a pourtant donné en d’autres occasions des preuves nombreuses de talent et de sagacité, jusqu’à M. Talbot, jeune débutant, qui a fidèlement copié son chef d’emploi, sont très loin de partager mon opinion. Ils font d’Arnolphe quelque chose de singulier qui n’a rien à démêler ni avec la vie ni avec la pensée de Molière. Non-seulement Arnolphe, tel qu’ils le représentent, prête à rire, ce qui est dans la vérité, mais il exagère à plaisir le ridicule de sa situation, comme s’il voulait dire aux spectateurs : Ne vous méprenez pas sur mon compte ; je ne suis pas si sot qu’on pourrait le croire. Je sais très bien qu’Agnès ne m’aimera jamais, qu’elle m’échappera, que ma mésaventure n’affligera personne. — De cette façon, l’amour-propre de l’acteur se trouve sauvegardé ; mais que devient le sens de la pièce ? N’est-ce pas là une question impertinente ? M. Provost, pour ne laisser aucun doute, sur sa pénétration, semble se moquer d’Arnolphe lorsqu’il joue son rôle de l’École des Femmes ; il ne veut pas endosser la responsabilité d’un tel caractère. Une telle crédulité effarouche son bon sens. Il se gausse