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génies. Ce qui est certain, c’est que les écoles flamande et hollandaise se distinguent par le sentiment profond qu’elles ont de la réalité, par la fidélité avec laquelle elles se plaisent à reproduire les épisodes de la vie bourgeoise, les accidens du monde extérieur et surtout du paysage, dont elles imitent avec une si grande perfection les tons solides et les horizons mystérieux. Or ce sont la aussi les qualités où brille d’une manière incomparable l’école vénitienne, dont le goût plus délicat choisit mieux les objets de son imitation, et n’aime à reproduire dans les œuvres de l’art que la poésie de la nature, les grands événemens de l’histoire nationale, l’éclat et la pompe de la sociabilité. Il est constant néanmoins que la Néerlande et la Belgique, ainsi que les villes libres de l’empire, telles que Nuremberg et Augsbourg, ont eu avec Venise de fréquentes relations commerciales qui ont donné lieu à des rapports plus intimes et à un échange d’influence du nord sur le midi, du midi sur le nord, qui est un des phénomènes curieux de l’histoire de l’esprit humain[1].

Greffé sur une abstraction teutonique, comme nos palais reposent sur des pilotis séculaires, l’art de Venise s’est élancé de ce sol aride comme une plante généreuse portant des fruits d’or qui ont émerveillé le monde. Dans la musique de chambre et les mille ramifications de la fantaisie, dans la musique religieuse et le genre dramatique, qu’elle a cultivé avec une prédilection significative, l’école de Venise a été aussi féconde qu’originale. Nos églises, nos théâtres, les quatre scuole de chant, dont vous connaissez l’origine, les académie, les chapelles particulières, et jusqu’à nos places publiques, qui sont aussi des spectacles non moins amusans que les autres, tout, dans Venise, retentissait de concerts de voix et d’instrumens qui faisaient dire à Doni, en plein XVIIe siècle, — qu’il n’avait appris à connaître ce que c’était que l’harmonie que depuis son séjour à Venise. Trop amoureux de la vie et de la lumière, du mouvement et de la passion, pour se concentrer dans les profondeurs de l’âme ou s’élever dans les régions sereines où planent Raphaël et Palestrina et toute l’école romaine, le génie vénitien devait nécessairement se manifester dans l’histoire par la recherche du coloris et l’imitation de la belle nature : il devait produire en peinture les deux Bellini, Giorgione et Titien leurs élèves, Tintoretto et Paul Véronèse ; en musique, Willaert et Cyprien de Rore, les deux Gabrieli, Monteverde, Cavalli, Lotti, Marcello et Galuppi, qui se font admirer par des qualités analogues, c’est-à-dire par le sentiment du rhythme et de la

  1. Dans une étude sur l’histoire de la gravure (Revue des Deux Mondes du 15 mai 1853), M. Vitet a fait ressortir, avec la solidité de jugement qui le caractérise, cette influence des maîtres allemands sur les Italiens jusqu’à l’apparition de Marc-Antoine, qui a rétabli la domination du goût italien sur les artistes du nord.