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un caractère de nationalité qui la distingue fortement des autres civilisations de l’Italie. Et quels sont les traits saillans de cet esprit national qui doit nécessairement inspirer l’école vénitienne ? La grâce, l’élégance, la morbidesse des formes et du langage, le goût du plaisir, du mouvement et de la vie, non de la vie qui se concentre dans les profondeurs de l’âme, qui s’épure par la méditation et s’efforce d’atteindre les hauteurs de l’idéal, mais de la vie qui s’épanche au dehors, qui recherche l’éclat, la joie et la lumière, et se complaît au sein de la nature et de la sociabilité. Point de fortes douleurs, pas de grandes tristesses, mais de la grandeur, du faste, de la sensualité, un brio étonnant, une harmonie qui enchante, les contrastes dramatiques de la passion, et la couleur, la couleur enfin qui sert à rendre tous ces effets, — telles sont les propriétés reconnues de notre école de peinture depuis les Bellini jusqu’à Tiepoletto. Eh bien ! c’est précisément par le sentiment dramatique et le coloris, c’est-à-dire par le rhythme et la modulation, qui en sont les agens, que se distingue aussi la musique de l’école vénitienne.

Lorsque Adrien Willaert vint se fixer à Venise en 1527 et prit la direction de la chapelle ducale de Saint-Marc, Palestrina était un enfant de trois ans, et la musique religieuse n’avait pas encore subi la grande révolution qui devait la purifier des artifices scolastiques et des bouffonneries du moyen âge. Willaert s’était déjà signalé par des compositions qui l’avaient rendu célèbre, puisque l’un de ses motets, Verbum bonum, qu’on chantait à la chapelle de Léon X en 1516, passait pour être du fameux Josquin Desprès : il n’était cependant, comme tous ses compatriotes les Flamands, qu’un savant contre-pointiste, plus habile à grouper des accords qu’à traduire le sentiment des paroles. Le spectacle de notre glorieuse cité, la vue des monumens qui s’y élevaient de toutes parts et des chefs-d’œuvre qu’avaient déjà produits les deux Bellini et leurs disciples Giorgione et Titien, les traditions orientales de la liturgie de notre basilique, l’existence dans la chapelle de Saint-Marc de deux orgues pourvues d’un grand moyen d’expression, la pédale, qu’un certain Bernardo Murer avait inventée à Venise quelques années auparavant, cet ensemble de faits et de circonstances produisit sans doute sur l’esprit du savant contre-pointiste flamand une influence salutaire, qui s’est manifestée dans ses nouvelles compositions. Il se préoccupa plus qu’on ne l’avait fait jusqu’alors du sens général des paroles, et, dans ses madrigaux aussi bien que dans ses motets religieux, il atteignit une certaine expression dramatique qu’on ne connaissait pas avant lui, surtout dans la musique d’église. Comme l’affirme d’une manière positive son illustre élève Zarlino[1], Willaert

  1. Instiluxioni armoniche, 1 vol. in-folio.