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subissait alors une transformation. Telle est la véritable signification du mouvement qui substitue au rhythme traditionnel et à l’indécision tonale des mélodies la précision de la musique mesurée, qui est inhérente à l’harmonie[1]. Les hommes qui dirigent ce mouvement, et dont les écrits nous en révèlent les phases successives, sont Hucbald, Francon de Cologne, Marchetto de Padoue et Guido d’Arezzo, qui n’a rien inventé de ce qu’on lui attribue, ni les lignes de la portée, ni le nom des notes ut, ré, mi, fa, sol, la, mais qui s’est servi avec intelligence de tous ces procédés connus avant lui, et qui a apporté dans l’enseignement de la musique cette lucidité pratique qui est propre au génie italien[2].

Le XIIIe siècle est l’époque culminante du moyen âge. L’esprit humain a fait une grande évolution et tend à se dégager de la tutèle de l’autorité. Les corps politiques et la société civile, obéissant à des principes mieux définis, commencent à avoir conscience de leurs actes ainsi que de leur destinée. Les langues vulgaires sont presque toutes formées et deviennent l’instrument d’une littérature nouvelle qui répond aux sentimens de tous. Le catholicisme, plein de sève et fort des luttes qu’il vient de traverser, s’épanouit comme une plante généreuse, et produit chez les peuples du nord ces cathédrales gothiques qui frappent l’imagination par l’immensité de l’espace qu’elles circonscrivent et la hardiesse de leurs voûtes élégantes. En Italie, on voit apparaître successivement dans ce siècle mémorable Brunetto Latini, Guido Cavalcanti et Dante Alighieri, qui fixent irrévocablement la poésie vulgaire ; saint Thomas d’Aquin, le grand métaphysicien du catholicisme ; saint François d’Assise, saint Bonaventure, Thomas de Celano et Jacopone da Todi, l’auteur de la prose du Stabat Mater, qui impriment au culte de la vierge Marie un éclat inusité ; Cimabüe et surtout Giotto, qui dégagent l’art de la peinture de la tradition byzantine, et s’efforcent de lui faire exprimer les formes et les couleurs de la vie. La musique participa à ce grand mouvement d’émancipation, et donna naissance à ce nombre considérable de poètes et de musiciens populaires qu’on nomme trouvères en France, minnesinger en Allemagne et troubadours en Provence, d’où nous vient le mot de trovatori, qui indique le premier éveil de la fantaisie dans les arts de sentiment. Après quelques années de ravissement, où l’imagination,

  1. Dans une suite d’articles que M. Vitet a consacrés à l’ouvrage de M. de Coussemaker, l’Histoire de l’Harmonie au moyen-âge, l’honorable académicien a émis sur la différence qui distingue le rhythme de la mesure moderne et sur la relation nécessaire de cette mesure avec l’harmonie des idées aussi justes que profondes. Nous recommandons surtout les pages 58, 59 et 60 de ce remarquable travail.
  2. M. Fétis dans l’article sur Guido d’Arezzo de sa Biographie universelle des Musiciens, Kiesewetter dans son Histoire de la Musique européenne, ont fixé la juste part de mérite qui revient au célèbre moine de Pompose, et cette part est encore très grande.