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qui ont servi à former notre gamme diatonique sous la pression de l’harmonie[1].

L’histoire des origines de la musique est partout enveloppée de fables et de légendes qui cachent toujours, sous un voile plus ou moins transparent, de profondes vérités. Les Chinois, ce peuple à la fois si jeune et si vieux, si méthodique et si inexpérimenté, qui s’est emprisonné l’esprit dans une langue symbolique, comme il a voulu s’isoler du monde par la construction de sa grande muraille, — les Chinois racontent d’une manière fort ingénieuse comment a été fixée la série de sons qui constitue l’échelle musicale. Sous le règne de je ne sais plus quel empereur, qui vivait deux mille six cents ans avant Jésus-Christ, le premier ministre fut chargé de mettre un terme au désordre qui existait dans les échelles musicales. Obéissant à son maître, le ministre se transporta sur une haute montagne qui était couverte d’une forêt de bambous. Il prit un de ces bambous, le coupa entre deux nœuds, enleva la moelle qui le remplissait, et, soufflant dans le roseau évidé, il en fit sortir un son qui n’était ni plus haut ni plus bas que le ton qu’il prenait lui-même lorsqu’il parlait sans être affecté d’aucune passion. Ainsi fut fixé le son générateur de la

  1. Un jeune orientaliste des plus distingués, M. Ernest Renan, a émis sur la formation et les progrès des langues humaines des idées qui ont une certaine analogie avec celles de l’abbé Zamaria. « Nulle part autant que dans l’histoire des langues, dit M. Renan, le progrès n’est douteux et compensé de décadence. Dans les langues en effet, la perfection est à l’origine. Comparés au sanscrit, le grec et le latin sont des langues pauvres et rudes ; comparées au grec et au latin, les langues que nous parlons sont des patois barbares, n’ayant en eux-mêmes ni leurs racines ni la raison de leurs procédés. L’histoire du langage se résume tout entière dans ces deux mots : déchéance sous le rapport de la noblesse et de la beauté des formes, — progrès en facilité, j’ai presque envie de dire en démocratie, et par suite substitution de l’idiome populaire à l’idiome savant. Le premier coupable de ce sacrilège fut ce révolutionnaire de Bouddha, quand, six cents ans avant. Jésus-Christ, il voulut mettre à la portée du peuple les problèmes jusque-là réservés aux écoles et aux classes aristocratiques… » En admettant pour vrais les faits avancés par M. Renan, je dois ajouter que ses conclusions me paraissent en contradiction avec l’histoire. Ce n’est pas Bouddha ni Jésus-Christ qui sont les vrais coupables des révolutions dont se plaint M. Renan : c’est l’esprit humain, qui tend à élargir le cercle de son action ; c’est le peuple, qui, en faisant invasion dans la civilisation des docteurs et des patriciens, en vulgarise les bénéfices et en simplifie les rouages. Hegel, dans son Esthétique, a mieux saisi le vrai sens de la civilisation générale. « Quant au simple, dit-il, considéré comme caractère du beau, comme la grandeur idéale, c’est plutôt un résultat. Oh n’y arrive qu’après avoir passé par de nombreux intermédiaires. Il faut avoir triomphé de la multiplicité, de la variété, de la confusion. La simplicité consiste alors à effacer, à cacher dans cette victoire les échafaudages antérieurs. Il en est ainsi comme des manières d’un homme bien élevé qui, dans tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait, se montre simple, libre et naturel. Ainsi donc, logiquement et historiquement parlant, l’art, dans ses commencemens, nous apparaît naturel, lourd, minutieux dans les accessoires, s’attachant à travailler péniblement, » c’est-à-dire, en d’autres termes, compliquant les moyens aux dépens de la simplicité, de l’expression, de la clarté et de la vie.