Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/819

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

années se trouvaient au service de la Porte, et surtout par le colonel Magnan, officier français d’un caractère plein de fermeté et d’une rare intelligence[1] ; mais la meilleure défense de la Turquie n’était pas sur son propre territoire : elle était dans les vices de l’administration de l’armée russe. Trois mois ne s’étaient pas écoulés depuis que cette armée occupait les plaines du Danube, et déjà elle était incapable de tenter un mouvement agressif contre celle d’Omer-Facha. Pendant que l’armée turque se renforçait en Bulgarie, celle du prince Gortchakof s’amoindrissait en Valachie ; les dilapidations de l’intendance, ce cancer de l’empire russe, les chaleurs excessives de l’été de 1853, les exhalaisons malsaines des marais du Danube, qu’on ne s’inquiéta point d’éviter, la mauvaise nourriture des soldats, le désordre qui régnait au sein de l’abondance, toutes les causes de faiblesse d’une armée russe, si connues et si souvent décrites, avaient mis dans l’armée du prince Gortchakof, au bout de trois mois, près de trente mille hommes hors d’état d’entreprendre une invasion de la Bulgarie. Une autre cause était venue d’ailleurs paralyser les mouvemens du général en chef russe. L’empereur Nicolas pensait que le déploiement d’un appareil formidable obligerait les Turcs à céder et empêcherait la guerre elle-même ; il croyait donc devoir se borner à la menace, quand il pouvait frapper un coup, sinon décisif, au moins terrible. C’était là une grave erreur, et quand la guerre fut devenue inévitable, ses moyens d’agression se trouvèrent momentanément diminués par les causes que nous venons de signaler, tandis que les moyens de défense des Turcs s’étaient augmentés.

À la fin de septembre 1853, Omer-Pacha avait réuni en Bulgarie soixante mille hommes. Sa situation était, il est vrai, très difficile. Ce n’était pas seulement contre l’ennemi campé en face de lui qu’il avait à lutter, mais contre les généraux mêmes qui étaient placés sous ses ordres. Leur infériorité les rendait envieux, et l’envie prenait le masque du fanatisme. Les lieutenans d’Omer-Pacha exprimaient tout haut leur éloignement pour un chef qui était giaour. Le serdar était en lutte continuelle avec le mejlis (conseil de guerre), à qui appartenait exclusivement l’approvisionnement de l’armée, et qui, comme l’intendance russe, commettait des vols crians. Le ministre de la guerre avait adjoint à Omer-Pacha un état-major à la tête duquel était placé Ahmed-Pacha, mais cet état-major, ne figurait que de nom. Rendu excessivement soupçonneux par les trahisons semées sur sa route, le serdar avait établi dans sa maison à Choumla une chancellerie composée d’une douzaine d’écrivains

  1. Le colonel Magnan est mort en Crimée. Il n’a pas assez vécu pour son pays, mais il a laissé un nom en Orient.