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de voir ce qui se passait au-delà du Pruth ; mais le consul-général de Russie, qui savait le peu d’intérêt que le prince Stirbey portait à son collègue de Moldavie, dont il avait à plusieurs reprises déclaré l’état incurable, et dont il avait même sollicité la succession provisoire à Constantinople, lui interdit cette attention inopportune, en s’engageant à lui faire connaître lui-même le moment où le premier bataillon russe passerait le Pruth.

Ce moment ne se fit pas attendre. Presque en même temps on apprit à Bucharest le départ du prince Menchikof, puis la remise de l’ultimatum du comte Nesselrode, enfin le refus de la Porte. Il devint alors évident pour le prince Stirbey que les principautés allaient devenir un gage entre les mains de la Russie. Il s’accommoda néanmoins de sa nouvelle et difficile position. Ayant reçu du prince Gortchakof l’ordre de prendre les mesures nécessaires pour l’approvisionnement des troupes impériales, qui se disposaient à occuper la Valachie, il répondit par des expressions de dévouement inutilement exagérées, au dire même de ses amis. En même temps il expédia le major Nicolesco vers les pachas ottomans commandant les districts riverains, pour les prier d’empêcher les bandes turques de passer le Danube. Le vassal du sultan traçait donc sur le territoire même de l’empire la limite où devaient s’arrêter les sujets de son suzerain ! Dès que l’on connut à Bucharest le refus de la Porte-Ottomane d’accepter l’ultimatum du cabinet russe, M. Khalchinski, consul-général de Russie dans les deux principautés, qui avait mérité la confiance entière de sa cour par son habileté, partit pour Kichenef, où était le prince Gortchakof, mais non sans laisser l’hospodar sous la surveillance de son propre directeur du département de l’intérieur[1]. Enfin le 27 juin le prince reçut du quartier-général de Kichenef la nouvelle que les troupes allaient passer la frontière des principautés, et fut averti en même temps d’avoir à organiser les approvisionnemens qui n’étaient provisoirement demandés que pour une division.

L’armée russe passa le Pruth le 2 juillet sous les ordres du général en chef prince Gortchakof : elle était forte de 91,000 hommes et de 240 pièces de campagne ; il y avait 60,500 hommes d’infanterie, 17,640 de cavalerie, et 4,504 artilleurs. Elle avait en outre 92 pièces de siège et 1,738 artilleurs pour les servir[2]. Le parc des munitions,

  1. Ce qui caractérise parfaitement cette époque et les acteurs qui y jouèrent un rôle, c’est que ce directeur fit savoir sérieusement à Kichenef qu’il avait surveillé l’hospodar, et qu’il l’avait surpris se rendant un soir mystérieusement et en habit de ville chez l’agent britannique ! Trop de zèle avait trompé l’honnête directeur, qui avait pris le secrétaire du prince pour le prince lui-même.
  2. Ces données sur l’effectif de l’armée d’occupation des principautés diffèrent de celles que les Russes cherchaient alors à répandre en Europe en représentant cette armée comme beaucoup moins forte qu’elle ne l’était réellement.