Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/814

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On sait quel était l’objet de la mission du comte de Linange. Outre le but spécial qu’elle poursuivait par l’intermédiaire de cet agent extraordinaire, l’Autriche avait un but plus général et moins connu. Elle tenait à prouver qu’au besoin, pour faire écouter sa voix, elle pouvait se passer du concours de la Russie. De 1826 à 1828, le cabinet de Vienne avait souvent contribué à diriger la politique du divan par la correspondance que le conseiller de cour Frédéric de Gentz, un homme d’un esprit rare et le publiciste le plus éminent de l’Allemagne, entretenait avec les hospodars de Valachie et de Moldavie, notamment avec Grégoire Ghika. À cette époque, la cour de Vienne était loin de subir entièrement l’influence de celle de Saint-Pétersbourg, et quelques-unes des lettres de Gentz, écrites peu avant la déclaration de guerre en 1828, s’exprimaient sur le compte de l’empereur Nicolas avec une sévérité railleuse qui montrait plus que de l’indépendance. Le portrait du tsar y était tracé d’une main hardie, et les plaisanteries sur son infériorité comme militaire faisaient plus d’honneur à la verve intempérante du bel esprit qu’à la prudence du diplomate. Dans ces lettres, Gentz défendait habilement la cause des Turcs et peignait les dangers de l’ambition russe avec la profondeur d’un homme d’état[1]. Après la campagne de 1829, le traité d’Andrinople, la révolution de 1830, et surtout après les désastreux événemens de 1848, l’ascendant de la Russie avait considérablement grandi, et l’Autriche se souvint des remarquables conseils de Gentz. À la fin de 1852 surtout, on aurait été bien aise à Vienne de secouer une influence qui pesait, et qui laissait des souvenirs non moins blessans pour la nation que pour son jeune souverain. Les agens et les partisans de l’Autriche firent entendre à Constantinople et dans les principautés des discours où ils insistaient sur le danger qu’il y avait à resserrer l’accord de l’Autriche et de la Russie, lorsque la première de ces puissances ne demandait pas mieux que d’être rendue à elle-même. La Porte-Ottomane jugea sans doute à propos de subir les dures conditions que l’Autriche mettait à sa neutralité dans le conflit qui se préparait entre la Turquie et la Russie, et qui s’annonçait à l’horizon comme un orage. Le comte de Linange obtint par des moyens empruntés aux Russes tout ce qu’il avait exigé, et il partit sans vouloir attendre le prince Menchikof, qui aurait presque pu voir, en arrivant dans le Bosphore, la fumée du bateau à vapeur qui emportait le diplomate allemand dans la mer de Marmara. Il convenait également à l’Autriche et à la Porte-Ottomane que les représentans des deux empereurs ne se trouvassent pas

  1. On peut voir dans le Journal des Travaux et des Lectures de Frédéric de Gentz (tome VI de ses œuvres en allemand) l’importance qu’il attachait à sa correspondance avec Bucharest et Jassy. Elle lui était payée très cher, et Gentz était insatiable. Il ne s’oubliait pas en servant sa cour.