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Évariste et Louise la venaient voir quelquefois à La Bertoche. Les jours où elle les possédait ensemble étaient les seuls qui lui parussent heureux ; mais ces distractions si douces n’étaient pas sans mélange. La présence de Louise lui apportait autant de paix et de sérénité que celle d’Évariste lui causait d’inquiétude. Il l’aimait toujours, et cet amour la troublait. À l’époque des vendanges, Mme  de Fougerolles, joyeuse d’une récolte qui s’annonçait superbe, engagea Évariste et Louise à rester toute une semaine au château. Ce fut le premier bonheur que Mlle  du Rosier ressentit depuis la mort de son père. Elle voulut que sa sœur partageât sa chambre et ne la quittât pas. Mme  Ledoux, étonnée d’entendre rire dans ces mêmes pièces où l’on grondait toujours, tressaillait et regardait de tous côtés : il lui semblait que des esprits traversaient le château.

Bien souvent les trois jeunes gens partaient ensemble le matin et faisaient de grandes promenades, soit en bateau, soit à pied. Évariste ramait, Alexandrine guidait la marche. Elle avait appris à connaître tous les sentiers, et conduisait la petite troupe dans les sites les plus agrestes. Quelquefois on mangeait sur l’herbe les provisions emportées dans un panier, quelquefois on s’arrêtait dans une auberge de village où l’on déjeunait gaiement. Dans ces circonstances, Mlle  du Rosier, dégagée de la contrainte où elle vivait, redevenait jeune ; elle était comme une plante qui, longtemps cachée à l’ombre, s’épanouit enfin sous les rayons du soleil. On la sentait revivre.

Un matin qu’elle s’était montrée plus expansive encore et toute rieuse de ce rire joyeux et frais qui va si bien aux lèvres jeunes, elle s’arrêta, avec Évariste et Louise, auprès d’une maisonnette devant laquelle s’étendait une pelouse ombragée de grands arbres. Un chien dormait à l’ombre, et de la porte on voyait au loin la campagne, piquée çà et là de clochers pointus. Tout riait, le vent dans les feuilles et le soleil sur l’eau. Le silence et la paix entouraient cette maison, qui semblait faite pour abriter un bonheur à deux. Un écriteau, sur lequel on pouvait lire ces deux mots à vendre, pendait sur le mur. Évariste ne put maîtriser les sentimens auxquels il imposait silence depuis si longtemps. Il saisit la main de Mlle  du Rosier, et, la regardant avec des yeux dont elle pouvait à peine supporter le langage muet : — Ah ! si vous vouliez !… dit-il. Mais il n’osa pas continuer. Elle lui prit le bras vivement, et, pressant le pas, elle regagna le château sans parler.

Mlle  du Rosier s’était réfugiée dans sa chambre, où, seule, elle n’avait plus peur de laisser voir son trouble, lorsque sa sœur entra tout à coup. Louise était toute en larmes, et se jeta dans ses bras avec un élan extraordinaire.

— Ah ! ma chère sœur, dit-elle, qu’Évariste est malheureux !

Alexandrine frissonna de la tête aux pieds.