Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/767

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— J’imagine alors que c’est de cela que tu avais à m’entretenir ?

— Précisément, répliqua-t-elle.

— Si tu l’avoues, c’est que M. de Mauvezin te plaît. Peut-être même n’a-t-il fait cette démarche auprès de moi qu’avec la certitude de ton assentiment ?

Alexandrine répondit par un nouveau signe de tête. Toutes ces interpellations faites coup sur coup la mettaient à la torture ; elle n’y reconnaissait pas la bonhomie habituelle de son père, et s’en inquiétait. Quelque chose d’extraordinaire se passait en lui. Il fit de nouveau quelques pas dans le cabinet, souleva des liasses de papiers qui étaient éparses sur son bureau, s’arrêta devant la fenêtre et caressa de la main deux ou trois mèches de cheveux qui frisaient autour de ses tempes. Le cœur d’Alexandrine battait à coups pressés. Elle avait remarqué que ce mouvement machinal indiquait chez son père une vive préoccupation. Elle entrevit qu’un obstacle inconnu s’opposait à son mariage avec M. de Mauvezin ; mais comme il n’était pas dans sa nature de reculer devant la résistance :

— Prévoyez-vous quelque empêchement à mon mariage ? dit-elle d’une voix ferme.

— Oh ! s’il ne s’agissait que d’un empêchement, ce ne serait rien ! dit le père.

Il quitta la fenêtre, et se rapprochant de sa fille :

— Çà, reprit-il, il faut parler nettement. Un jour plus tôt, un jour plus tard, tu sauras bien toujours la vérité. Expliquons-nous donc.

Malgré son courage, Alexandrine eut le frisson. Jamais elle n’avait entendu son père parler avec cette voix-là. Il marchait de long en large et parlait tout en marchant.

— L’obstacle ne vient pas de M. de Mauvezin, dit-il ; le choix est bon, et je ne le désapprouve pas. Il t’aime, à ce qu’il assure, et j’ai pu voir que tu n’es pas indifférente à cet amour. De ce côté-là rien de mieux… mais penses-tu qu’un homme dans sa position épouse une femme sans fortune ?

Alexandrine regarda son père, et craignit un instant qu’il ne fût devenu fou.

— Sans fortune ! répéta-t-elle machinalement.

— Eh oui ! car enfin il faut bien que je te dise tout. Je suis ruiné, ruiné de fond en comble, ruiné sans aucun espoir d’en revenir. Ah ! si j’avais trente ans, ce ne serait pas grand’chose, mais j’en ai cinquante-cinq et j’ai perdu l’habitude du travail… Ainsi ne compte plus sur rien…

M. du Rosier ouvrit un tiroir de son bureau, et montrant à sa fille quelques pièces d’or :

— Ces deux ou trois douzaines de louis que tu vois là, reprit-il, c’est tout ce qui me reste, tout !