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VIII. Le 21 mai, le prince, déguisé en matelot afin d’échapper aux croisières anglaises, avait traversé dans une petite barque le bras de mer qui sépare l’extrémité septentrionale du Jutland de la côte norvégienne. Voilà dans quel appareil le dernier représentant de la couronne danoise avait fait son entrée dans une province qui dépendait depuis plusieurs siècles du Danemark. Le traité de Kiel, reconnu par Frédéric VI, dépouillait évidemment le prince Christian des pouvoirs que l’ex-souverain de Norvège lui avait conférés pendant les derniers temps de sa puissance ; mais quand le prince apprit l’acte de renoncement du roi de Danemark, il engagea les Norvégiens à ne pas accepter la réunion avec la Suède : il promit de défendre la cause de l’indépendance, de se vouer au pays dont on lui avait remis le gouvernement, et comme il s’était fait aimer dans la première année de son administration, on eut confiance dans son dévouement. Toutefois il dut reconnaître le premier la prétention des Norvégiens, que nulle autorité ne fût désormais exercée chez eux qu’en vertu d’un nouveau contrat librement accepté ou plutôt imposé par la nation. Christian-Frédéric parlait déjà de prendre l’autorité suprême en vertu de la loi royale de Danemark et comme successeur du roi Frédéric VI ; la Norvège ne souffrit pas que cette première atteinte fût portée aux droits qu’elle venait de reconquérir. Quelques-uns des principaux citoyens allèrent représenter au prince dans un langage simple, mais très ferme[1], que l’opinion publique n’approuvait pas ses dispositions, et Christian-Frédéric les abandonna sans beaucoup résister ; il prit seulement le titre de lieutenant-général du royaume, en attendant qu’une assemblée constituante disposât de l’autorité suprême. Convoquée par le prince dans la petite ville d’Eidsvold, à quelques lieues au nord de Christiania ; composée, après des élections à deux degrés, des hommes qui représentaient vraiment le pays, cette assemblée se réunit le 10 avril 1814, commença les travaux relatifs à la constitution le 15 et les termina le 17 mai, en décernant la couronne au prince qui s’était associé à l’œuvre nationale. Seulement, au lieu d’être roi par le droit de ses ancêtres et roi absolu, Christian-Frédéric le devint par le seul consentement de la nation, et après avoir juré d’observer la constitution qui venait d’être adoptée, sans qu’il eût exercé dans les discussions aucune sorte d’influence. La Norvège s’était affranchie politiquement. Libre par les mœurs et l’esprit public, elle avait mis ses institutions au niveau de ses mœurs ; un tel accord est pour l’édifice de la liberté la seule base inébranlable.

  1. Voyez dans le beau livre de Jacob Aall, Erindringer, etc., vol. II, p. 394-5, l’entretien de Sverdrup avec le prince.