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intérêts de l’indépendance européenne, — voilà au nom de quels principes Bernadotte avait changé et transformé presque violemment les dispositions de la nation suédoise. Et maintenant sa confiance dans l’autocrate de toutes les Russies et dans le système politique à la tête duquel le tsar se trouvait placé tombait tout à coup, par l’effet de quelques soupçons ! Et Bernadotte prétendait que les destinées de l’Europe fussent ainsi suspendues à sa volonté, à son caprice ! Quel était le motif véritable de sa conduite et le but réel de ses vœux ? Le salut de l’Europe ? Bernadotte ne pouvait pas croire que deux politiques précisément contraires fussent également propres à faire triompher cette grande cause. L’intérêt de la Suède ? La même objection se présente à l’esprit. Il faut bien croire que Bernadotte s’estimait assez habile et assez fort pour changer à son gré toute la face de l’Europe, et pour décider à lui tout seul de l’avenir des nations. Il avait, pensait-il sans doute, fait sentir à Napoléon le poids de son ressentiment ; il saurait bien, à l’occasion, l’infliger à Alexandre. — Quoi qu’il en soit, l’étonnement, c’est peu dire, la stupéfaction fut le premier sentiment qui accueillit ces dispositions nouvelles, quand Bernadotte donna lecture de sa lettre à M. d’Engeström au milieu de son état-major. Autant les officiers suédois avaient eu de peine à accueillir la pensée d’une alliance avec la Russie contre l’ancienne alliée de leur pays, autant il leur semblait étrange et périlleux aujourd’hui d’adopter subitement une politique justement contraire à celle pour laquelle ils avaient fait de si pénibles sacrifices.

Il était vrai du reste que Bernadotte disposait alors d’un grand crédit, dû à sa réputation d’habileté militaire et à l’éclat de ses dernières résolutions. La Russie et la Prusse avaient besoin de lui parce qu’elles n’avaient pas un seul général à qui elles osassent confier l’armée de la coalition. Napoléon était de nouveau vainqueur ; il fallait à tout prix l’arrêter, et le secours de Bernadotte était devenu tout à fait indispensable. Alexandre, au moment même où le prince royal multipliait ses récriminations, lui envoya le colonel Pozzo di Borgo pour le calmer, lui donner satisfaction, et presser son départ de Suède. Bernadotte fit bien sentir, à la manière dont il reçut l’émissaire impérial, qu’il se savait nécessaire. C’était dans la nuit du 7 au 8 mai 1813. Le prince venait d’arriver à Carlscrona, port militaire et principal arsenal de la Suède méridionale. Il devait s’embarquer de là pour le continent. Fatigué du voyage et d’une revue de la garnison, il s’était mis au bain vers minuit. À peine y était-il, qu’on annonce l’arrivée du colonel Pozzo : « Qu’on le fasse entrer, dit Bernadotte. — Je vous demande pardon, colonel, de vous recevoir en pareille situation ; mais, pressé comme je suis d’avoir des nouvelles de