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doctrine morale et religieuse des teintes assez fortes de mysticité. Croirait-on que le même homme qui vient de refuser à Dieu la volonté et l’entendement nous assure et nous démontre que « Dieu s’aime soi-même d’un amour intellectuel infini[1] ? » Partant de ce principe, Spinoza se complaît à nous développer toute une théorie de l’amour intellectuel qui semble inspirée par Platon et par l’Évangile. « Dieu, dit-il, s’aime lui-même et il aime les hommes. Les hommes, qui souvent le blasphèment, ne peuvent s’empêcher de le concevoir et de l’aimer. L’amour des hommes pour Dieu est une émanation de l’amour infini que Dieu a pour les hommes. Ces deux amours se confondent dans un seul et même amour qui est le lien des créatures et du créateur, et comme une sorte d’embrassement éternel qui les enchaîne étroitement. La véritable vie, ce n’est pas celle qui se disperse et s’égare sur les objets de ce monde, c’est celle qui se rattache à Dieu. Par l’amour de Dieu, qui leur est commun, les hommes s’aiment les uns les autres ; toutes les âmes sont sœurs. Par cet amour, l’âme humaine est heureuse et libre ; par lui, elle est immortelle, elle est même éternelle, comme son divin objet. »

Ainsi le même philosophe qui tout à l’heure nous paraissait presque un athée se montre à nous maintenant comme une sorte de mystique. Que conclure de là ? Rien autre chose peut-être, sinon que le panthéisme renferme en son sein une contradiction nécessaire et insurmontable. Voulant identifier la nature et Dieu, il faut qu’il s’engage tour à tour dans deux voies différentes : l’une qui résout toute existence réelle dans les êtres de la nature et fait de Dieu une pure abstraction, — c’est le panthéisme naturaliste, voisin de l’athéisme dans ses dernières conséquences ; l’autre, qui absorbe tous les êtres de ce monde dans la vie divine et réduit l’âme humaine à une pensée de Dieu, — c’est le panthéisme mystique, qui, poussé à ses derniers excès, jetterait l’âme dans une contemplation inerte et passive, semblable au sommeil et à la mort.

Cette question de savoir quel est le véritable esprit du système de Spinoza, s’il tend au matérialisme ou au mysticisme, ou bien à tous deux à la fois, n’est pas simplement une question historique du plus haut intérêt. C’est une question vivante, liée à tous les problèmes philosophiques de notre temps. En effet, qu’est-ce après tout que cette philosophie allemande qui a tant agité les esprits depuis soixante ans, dont on s’est enivré jusqu’en 1830, contre laquelle s’élève partout aujourd’hui une tempête de malédictions ? Au fond, le système de Schelling et son frère jumeau le système de Hegel ne sont autre chose qu’une renaissance du spinozisme, ou, pour mieux dire, il y a dans la nature humaine un fonds immortel de panthéisme

  1. Éthique, part, V, propos, XXXV.