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français, j’affirme à votre majesté que les affaires de l’empereur Napoléon ne sont pas en bon état. Voici la mauvaise saison qui approche ; l’armée n’est pas habituée à un hiver de Russie, elle manquera de vivres, les maladies suivront. Ajoutez la difficulté ou plutôt l’impossibilité de recevoir des renforts, la répugnance des alliés de la France, celle peut-être des généraux eux-mêmes à continuer la guerre, et vous comprendrez que le premier revers doit amener une rupture. Votre majesté verra si je me trompe. Les Russes se conduisent fort sagement ; ils reculent, mais pour mieux sauter… Voyez d’ailleurs où en sont les affaires d’Espagne ; je regarde ce pays comme perdu pour l’empereur. Le sacrifice inutile de plus d’un demi-million d’hommes, ne manquera pas d’exciter en France un mécontentement général. Tout va bien tant qu’on est heureux, mais combien la situation est différente à cette heure ! Le roi Joseph est en fuite, Suchet et Soult battent en retraite ; voici une nouvelle armée anglaise débarquée dans Alicante, une autre en Catalogne ; Wellington est maître de la capitale et des trois quarts du pays, tandis que Napoléon avec toute son armée est à quatre cents milles de ses frontières… J’affirme à votre majesté qu’il faudrait autre chose encore que la science et l’habileté de l’empereur Napoléon pour se tirer d’une telle extrémité. »

Ainsi Bernadotte prévoyait l’issue de la campagne de 1812 ; c’était lui en effet qui l’avait préparée. De quel air toutefois et avec quelle contenance dut-il recevoir les nouvelles de nos épouvantables désastres ? Elles arrivèrent à la cour de Stockholm en janvier 1813, exagérées, rendues difformes par la distance, et comme surchargées d’horribles images par de stupides imaginations. On représentait Murat passant une journée entière à fondre secrètement en lingots les ornemens de quelques images dévotes qu’il avait dépouillées, et Napoléon lui-même, vêtu presque de haillons, ne soutenant son apparent stoïcisme que par l’usage des liqueurs fortes ! Devant ces caricatures éhontées et à la vue de ces milliers de soldats français mourant de froid et de faim sur les routes, la conscience de Bernadotte se souleva sans aucun doute et troubla plus d’une fois son sommeil. Il dut maudire dès ce moment, comme il le fit bien souvent dans la suite, la funeste alliance qu’il avait jurée.

Alexandre, il est vrai, avait fait briller à ses yeux de magnifiques récompenses. Il l’avait invoqué, lui disait-il, comme le plus habile capitaine qu’on pût opposer à Napoléon ; il promettait de placer sous ses ordres non pas seulement les armées de la Russie, mais toutes celles de la coalition, et la coalition devait se composer bientôt de toutes les puissances du continent européen réunies contre le conquérant