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nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous ; mon chien lui-même était mon ami et non mon esclave ; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m’a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j’avais vécu seul tout le jour. J’étais bien différent quand j’avais vu de la compagnie : j’étais rarement content des autres et jamais de moi. »

Voilà ce que j’appelle un véritable paysage ou un véritable poème descriptif, c’est-à-dire un poème qui ne décrit pas toujours, où l’homme se mêle aux choses, où l’émotion succède à l’observation, où les détails les plus simples conduisent aux pensées les plus élevées, ou nous en délassent, le tout sans effort et sans calcul, par le simple mouvement de l’esprit et du cœur de l’homme. Comparez à cette admirable idylle les poèmes descriptifs du XVIIIe siècle : quelle froideur ! quels détails minutieux et languissans, parce que l’homme n’y a de part que pour les voir et pour les énumérer ! Ou s’il réfléchit sur l’or des genêts et sur la pourpre des bruyères, sur les charmes ou les grandeurs de la nature que Rousseau sent et goûte si bien, la réflexion est abstraite et générale. Saint-Lambert veut-il peindre l’enchantement que cause le spectacle de la nature dans un beau jour d’été, veut-il nous représenter cette ivresse pleine d’admiration, et par conséquent douce et noble à la fois, que nous inspirent ces rians aspects, il s’écriera :


Au réveil de l’Amour, de Flore et du Zéphir,
Quand chacun de nos sens nous apporte un plaisir,
On jouit au hasard, et la joie insensée
À notre âme en tumulte interdit la pensée ;
Mais ici mon bonheur me laissait réfléchir,
Et même la raison m’invitait à jouir.


Dites maintenant que dans la poésie descriptive ou dans le paysage ce n’est point le spectateur qui fait l’intérêt du spectacle ! car enfin les idées qu’exprime ici Saint-Lambert sont tout près de celles de Rousseau ; quelle distance pourtant et quelle différence ! L’un nous dit qu’il y a la de quoi réfléchir et jouir, ce qui est très vrai ; mais ce que je vous demande, ô poète, c’est de réfléchir et de jouir vous-même comme le fait Rousseau ; c’est de me faire partager le charme de votre jouissance et l’essor de vos pensées !

Je ne suis point le prôneur de notre siècle, mais je crois que la poésie du XIXe siècle l’emporte en beaucoup de points, sinon en tous, sur la poésie du XVIIIe. Nous l’emportons par exemple dans la poésie lyrique et dans la poésie descriptive, et ce qui fait la supériorité de la poésie descriptive de nos jours, c’est qu’elle ne décrit pas seulement les choses, elle mêle partout la pensée de l’homme à la description