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loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m’en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne ; je me faisais un siècle d’or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m’avaient laissé de doux souvenirs et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m’attendrissais jusqu’aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces momens quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d’auteur venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassais à l’instant pour me livrer sans distraction aux sentimens exquis dont mon âme était pleine !… Bientôt de la surface de la terre j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’Être incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas ; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espacé ; mon cœur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvait trop à l’étroit ; j’étouffais dans l’univers, j’aurais voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase, à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui dans l’agitation de mes transports me faisait écrier quelquefois : O grand Être ! ô grand Être ! sans pouvoir dire ni penser rien de plus[1]. »

Quelle sublime méditation qui commence par les genêts et les bruyères et qui finit par le Dieu créateur et conservateur ! Voilà bien le mouvement de la pensée humaine devant la nature ; elle jouit du spectacle des choses et peu à peu elle réfléchit sur leur cause, sans pourtant jamais perdre terre, car c’est de là qu’elle a pris son vol, et c’est là qu’elle revient avec charme, tant elle est sûre d’y trouver toujours de quoi voir et de quoi rêver. Ce retour de la pensée, ce retour naturel et simple, qui n’est pas une chute ni un désappointement, Rousseau a su le peindre avec le même attrait qu’il a peint l’essor de sa pensée vers Dieu. « Je revenais à petits pas, dit-il, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content ; je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l’impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse ; je soupais de grand appétit dans mon petit domestique :

  1. Lettre troisième.