mêlé le plus naturellement la pensée et le sentiment de l’homme à la peinture des choses. Or c’est la le point capital de la poésie descriptive en littérature et du paysage en peinture. Il faut que l’homme et sa pensée se retrouvent toujours quelque part dans le paysage et dans le poème descriptif. Tout paysage qui ne passe pas par l’œil de l’homme, et qui n’est point rendu par l’art tel que l’a vu l’œil de l’homme, est froid et glacé, et cela pour deux raisons qui se tiennent de près. La première, c’est que l’œil de l’homme illumine la nature et l’anime ; la seconde raison, c’est que l’œil de l’homme se voit, pour ainsi dire, lui-même en même temps qu’il voit la nature. Il se met involontairement dans le tableau qu’il fait, il y met sa pensée, son souvenir, l’idée de sa vie ou l’idée de sa mort, pastor in Arcadià ! et c’est par là que le paysage ou le poème nous plaît. Otez l’homme ou son souvenir, le paysage n’est plus qu’un plan plus ou moins bien colorié, et le poème n’est plus qu’un inventaire où la périphrase remplace le mot propre. Le défaut des poètes descriptifs du XVIIIe siècle, c’est d’avoir beaucoup décrit la nature et de l’avoir peu sentie, ou bien ils substituent la réflexion à l’émotion. « Les anciens aimaient et chantaient la campagne, dit Saint-Lambert dans la préface de son poème des Saisons, nous admirons et nous chantons la nature. » En parlant ainsi, Saint-Lambert croit mettre les modernes au-dessus des anciens, et il n’exprime, selon moi, que leur infériorité. La nature ne vaut pas la campagne. Qu’est-ce que la nature ? C’est tout et ce n’est rien. Est-ce le riant aspect des champs ? Mais quels champs ? Ceux de mon pays natal, ceux où mes pères ont vécu, ceux où j’ai grandi, ceux où mes enfans sont nés ? Je n’en sais rien ; ce sont ceux-là, mais ce sont aussi ceux du monde entier. Est-ce le ciel étoilé des belles nuits d’été ? — Oui, mais c’est aussi l’astronomie. — Est-ce la rosée qui brille le matin sur la pointe des herbes ? — Oui, mais c’est aussi la physique. La nature est tout ce que vous voudrez, la science, la philosophie, la morale même, comme le disent quelques-uns ; mais ce n’est pas la campagne, c’est-à-dire ce petit coin de terre que je connais et que j’aime, où j’ai passé mes premiers ou mes derniers jours, que ma vie traverse, mais où elle s’arrête par la pensée. Et ne croyez pas que je confonde ici la campagne et la propriété. Non, je n’ai pas besoin d’être grand ou petit terrien pour sentir et pour aimer la campagne. Simple voyageur, le lieu où je m’arrête, s’il est quelque peu gracieux, ou plutôt s’il est conforme à ma pensée, car c’est là le grand point, je me l’approprie par ma rêverie, je m’en pénètre ; j’en reçois je ne sais combien d’émotions touchantes et douces que je lui rends, pour ainsi dire, en lui prêtant aussi je ne sais combien de charmes qu’il n’avait pas jusque-là et qu’il n’aura peut-être que pour moi. Il se fait entre ce
Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/722
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.