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qu’il le faut, sont pour moi des supplices… » Rousseau attribue cette répugnance à sa paresse plus qu’à son orgueil. Il y a des deux ; mais il y a surtout cette disposition que les individus ont de ne point se céder les uns aux autres. Or cette disposition n’est autre chose que l’amour-propre, qui engage habilement à son service toutes les autres passions de l’âme : la paresse, pour avoir droit de repousser tout assujettissement, et l’amour de l’humanité, pour avoir droit de n’aimer personne.

Il est des hommes qui, ne pouvant pas supporter les autres, semblent faits pour vivre seuls, mais qui, ne pouvant pas se supporter eux-mêmes, sont incapables de la solitude. Rousseau, grâce à Dieu, n’en était pas là ; il y vint plus tard, quand, voulant la solitude par caractère et voulant par amour-propre que cette solitude devînt le point de mire du monde entier, ayant besoin du bruit que fait la réputation et ayant besoin aussi de la paix que fait le silence et l’obscurité, ces tiraillemens, ajoutés à la manie de soupçons et d’ombrages qu’il avait au fond de son esprit, devinrent une maladie dont les noirs accès lui rendirent enfin la vie insupportable. Quand il écrivait à M. de Malesherbes, Rousseau avait déjà de la répugnance contre le monde ; mais il n’avait ni inquiétude ni ennui à se trouver seul. La solitude au contraire lui était douce, et surtout la solitude à la campagne, c’est-à-dire le calme de la nature vivante. Il peuplait cette solitude de ses pensées et de ses rêves. « Je trouve mieux mon compte, dit-il, avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi qu’avec ceux que je vois dans le monde, et la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite achève de me dégoûter de toutes celles que j’ai quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie ; oh ! monsieur, combien vous vous trompez ! C’est à Paris que je l’étais, c’est à Paris qu’une bile noire rongeait mon cœur[1]. » Cette imagination avait besoin pour s’animer tout entière, pour arriver à l’état de rêve et pour rendre Rousseau tout à fait heureux, elle avait besoin de l’aspect des champs, des bois, des eaux, du ciel, de tout ce qui compose le spectacle varié et paisible de la nature. Le XVIIIe siècle a eu beaucoup de poètes descriptifs, Saint-Lambert, Roucher, Rosset, l’abbé Delille surtout, dont le nom a rempli aussi les premières années du XIXe siècle, et qui a passé si rapidement qu’il ne peut manquer d’avoir un retour. Cependant, quand je cherche quel a été le véritable poète descriptif du XVIIIe siècle, c’est à Jean-Jacques Rousseau que je reviens, parce que c’est lui qui a exprimé avec le plus de grâce et le plus de force le charme et la grandeur qui sont dans la nature, parce que c’est lui surtout qui a

  1. Lettre première.