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qu’il ne s’imprime rien de contraire à la religion et aux bonnes mœurs, mais encore d’empêcher que le goût ne se déprave, en sorte que j’ai ouï dire sérieusement qu’il est contre le bon ordre de laisser imprimer que la musique italienne est la seule bonne, et il se trouve des gens qui s’en prennent à l’autorité de ce que tel poème ou tel roman imprimé est détestable… D’autres se sont fait une idée moins pompeuse de la censure : ils conviennent qu’il faut la restreindre à empêcher ce qui est réellement mal ; mais ils vont jusqu’à écrire qu’un censeur ne doit permettre à un auteur que ce qu’il se permettrait lui-même, qu’il répond de la dureté des expressions de l’ouvrage qu’il approuve, de l’injustice de sa critique, du manque d’égards ; en un mot, ils pensent que tout ce qu’on pourrait reprocher à un auteur doit l’être à son censeur. »

Malesherbes a raison : la censure, quand elle existe, ne doit interdire que ce qui est réellement mal dans les ouvrages, et elle ne doit pas s’inquiéter de ce qui tient à la forme et au style ; mais c’est l’inconvénient de la censure qu’elle a toujours l’air d’approuver ce qu’elle permet. Pour prévenir cet inconvénient, l’usage s’était introduit de donner quelquefois des autorisations verbales. Dans ce cas, l’auteur remettait son ouvrage manuscrit au directeur de la librairie : celui-ci le faisait examiner par un censeur qui n’était connu que de lui, et, sur son rapport, il autorisait verbalement la publication ; mais le livre ne pouvait porter sur le frontispice que le nom d’une ville étrangère. Le parlement pouvait ensuite, s’il le voulait, poursuivre, condamner le livre et même le faire brûler par la main du bourreau. Ni l’administration ni le censeur ni l’auteur n’étaient inquiétés, l’un pour avoir écrit et l’autre pour avoir approuvé. Tout restait secret ; c’était un peu, il est vrai, le secret de la comédie. Le livre était seul coupable et seul puni. Les mœurs approuvaient ce procédé. Le nom du censeur était surtout un secret d’honneur pour le directeur de la librairie. Un jour Mme de Pompadour, croyant avoir à se plaindre d’un ouvrage qui venait de paraître avec une permission tacite, voulut connaître le nom du censeur et le demanda à M. de Malesherbes, qui refusa de le nommer, et comme Mme de Pompadour insistait encore : « Je ne vous le dirai pas, madame, répliqua Malesherbes d’un ton assuré. Le censeur dont il s’agit n’a eu aucun tort, et je ne consentirai jamais à l’exposer à votre ressentiment. »

On voit par le récit que je viens de faire combien les fonctions du directeur de la librairie étaient importantes. Il pouvait beaucoup servir et beaucoup desservir les écrivains. M. de Malesherbes les servit beaucoup, tous ceux du moins qu’il estimait et qu’il aimait, par goût et par conviction d’abord : il avait leurs idées et leurs sentimens ; il les servit aussi, parce qu’il comprit de bonne heure que le