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de réception à l’Académie française, de ce qu’aujourd’hui tout ce qui mérite d’occuper et d’intéresser les hommes est du ressort de la littérature… La littérature et la philosophie semblent avoir repris le droit qu’elles avaient dans l’ancienne Grèce de donner des législateurs aux peuples. Une voix s’est élevée du milieu de vous, messieurs, du sein de cette académie. Montesquieu a parlé, et les nations ont accouru pour l’entendre… Aujourd’hui les philosophes regardent la législation comme un champ ouvert à leurs travaux, tandis que les jurisconsultes cherchent à porter dans les leurs le flambeau de la philosophie. Osons dire qu’un noble enthousiasme s’est emparé de tous les esprits, et que le temps est venu ou tout homme capable de penser et surtout d’écrire se croit obligé de diriger ses méditations vers le bien public. »

Voilà la vraie doctrine du XVIIIe siècle, voilà ce que proclamait tout haut, en pleine Académie, un des chefs de la magistrature française, l’héritier des Lamoignon ; voilà quels étaient les principes du directeur de la librairie de 1750 à 1768. Avec de pareilles idées et avec la confiance généreuse de Malesherbes, comment, pendant sa direction, se serait-il opposé à l’essor philosophique et politique de la littérature ? Comment, reconnaissant le droit et le devoir des écrivains de diriger leurs méditations vers le bien public, leur aurait-il interdit la pratique de ce droit et de ce devoir ? Nous sommes peut-être en train aujourd’hui de voir ce droit et ce devoir des écrivains discrédités par l’insouciance du public ou abolis par les craintes de l’autorité. L’ascendant de la littérature sur la politique et la législation, après avoir duré plus de cent ans, depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, est partout critiqué et contesté. La littérature a eu son règne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’à 89, et son gouvernement sous la monarchie constitutionnelle pendant plus de trente ans. Elle se laisse aujourd’hui détrôner à la fois et destituer, c’est-à-dire qu’elle perd son influence et son pouvoir. Puisque nous assistons à la fin peut-être de l’empire de la littérature, ce doit nous être une raison de plus de nous reporter à ses jours de puissance, et de rendre hommage à ceux qui ont aidé à cette puissance.

Quand M. de Malesherbes prit la direction de la librairie, il s’était fait des principes sur cette matière, et il voulait les appliquer. La presse n’était pas libre ; les livres ne pouvaient paraître qu’autorisés par une censure. Comment exercer cette censure ? « Les uns, dit-il dans le premier de ses cinq mémoires sur la librairie[1], croient que les censeurs doivent être chargés non-seulement de veiller à ce

  1. Les mémoires sur la librairie avaient été rédigés en 1758 pour le dauphin fils de Louis XV et père de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.