Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/708

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quatre lettres à M. de Malesherbes sont encore moins de premier mouvement que les autres. M. de Malesherbes était le protecteur le plus puissant et le plus fervent de Rousseau, ou plutôt il était un de ses sectaires, car c’est la gloire de Jean-Jacques Rousseau et la marque de l’ascendant de ses écrits, que la plupart de ses protecteurs ont été ses sectaires, Mme de Luxembourg et Mme de Boufflers, Malesherbes et le prince de Conti ; c’étaient, si je puis ainsi parler, des paroissiens qui protégeaient leur curé. Les lettres que Rousseau adresse à M. de Malesherbes expriment fort bien cette attitude particulière de Rousseau avec ses patrons. Les patrons prenaient Rousseau pour un personnage singulier qui excitait leur curiosité en même temps que son génie les attirait : ils voulaient le connaître et l’expliquer. Se prêtant alors à cette curiosité, qui lui donnait une grande prise sur eux, Rousseau s’interprétait et s’exposait ; il faisait de lui-même la peinture qui pouvait le plus attirer l’intérêt, la pitié, mais une pitié pleine d’admiration, et surtout il avait soin de dire que personne ne le connaissait que lui-même, ce qui donnait à ses confidences le charme et l’autorité d’une révélation[1].

Avant d’entrer dans les détails de cette révélation, je crois qu’il est bon de dire quelques mots du disciple que Rousseau s’était fait en M. de Malesherbes. Je ne puis point passer devant cette généreuse figure de Malesherbes sans m’y arrêter un instant, car M. de Malesherbes est de tous les partisans de Rousseau celui dont la vie et la mort honorent le plus le maître dont il avait embrassé les doctrines.


II

Lamoignon de Malesherbes était l’arrière-petit-fils du premier président du parlement de Paris sous Louis XIV, de M. de Lamoignon, l’ami de tous les grands hommes du siècle de Louis XIV, et leur égal par son grand esprit, au dire des contemporains. Son fils, M. de Lamoignon, avocat-général, fut aussi célèbre que son père par son talent et par son amour des lettres. Le fils enfin de celui-ci, M. Lamoignon de Blancménil, moins distingué que son père et son aïeul, fut cependant chancelier de France après d’Aguesseau. C’était un hommage rendu à son nom, et il le méritait par son caractère : il avait ce respect de la justice et ce culte éclairé des lettres qui avaient fait la gloire de sa famille. Ces traditions d’honneur et de goût soutiennent l’homme mieux que ne le ferait souvent le plus grand esprit

  1. « Passant ma vie avec moi, je dois me connaître, et je vois, par la manière dont ceux qui pensent me connaître interprètent mes actions et ma conduite, qu’ils n’y connaissent rien. Personne au monde ne me connaît que moi seul. » (Première lettre à M. de Malesherbes.)