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consultaient le maître pour savoir s’ils devaient se tuer ou non, soit que la consultation fût un moyen d’ajournement qui ne déplaisait pas, soit que ce fût un moyen de se faire plaindre ou de se faire admirer ; il y a souvent beaucoup de vanité dans le suicide. Loin de se prêter à ces désespoirs vaniteux, Rousseau les combattait dans ses lettres avec un bon sens admirable, contredisant encore de ce côté dans sa Correspondance l’influence de ses livres, et parlant aux individus tout autrement qu’au public. « Soyez content, écrit-il en 1770 à un de ces suicides consultans, soyez content, monsieur : il vous fallait absolument une lettre de moi ; vous m’avez voulu forcer à l’écrire et vous avez réussi, car on sait bien que quand quelqu’un nous dit qu’il veut se tuer, on est obligé, en conscience, à l’exhorter de n’en rien faire. — Je ne vous connais point, monsieur, et n’ai nul désir de vous connaître ; mais je vous trouve fort à plaindre, et bien plus encore que vous ne le pensez. Néanmoins, dans tout le détail de vos malheurs, je ne vois pas de quoi fonder la terrible résolution que vous m’assurez avoir prise. Je connais l’indigence et son poids aussi bien que vous, tout au moins ; mais jamais elle n’a suffi seule pour déterminer un homme de bon sens à s’ôter la vie, car enfin le pis qu’il puisse arriver est de mourir de faim, et l’on ne gagne pas grand’chose à se tuer pour éviter la mort… Mais l’opprobre ? La mort est à préférer, j’en conviens ; mais encore faut-il commencer par s’assurer que cet opprobre est bien réel. Un homme injuste et dur vous persécute, il menace d’attenter à votre liberté : en bien ! monsieur, je suppose qu’il exécute sa barbare menace ; serez-vous déshonoré pour cela ? des fers déshonorent-ils l’innocent qui les porte ? Socrate mourut-il dans l’ignominie ?… Plus je relis votre lettre, plus j’y trouve de colère et d’animosité. Vous vous complaisez à l’image de votre sang jaillissant sur votre cruel parent ; vous vous tuez plutôt par vengeance que par désespoir, et vous songez moins à vous tirer d’affaire qu’à punir votre ennemi… Je conviens pourtant, monsieur, que votre lettre est très bien faite, et je vous trouve fort disert pour un désespéré[1]. »

J’ai cité cette lettre, parce que j’y trouve une peinture exacte de ces faux désespoirs qui, depuis la fin du dernier siècle jusqu’à ces derniers temps, avaient fait invasion dans la littérature et même aussi dans la société. Il y avait dans ces faux désespoirs bien des choses, et presque toutes petites, mais exagérées par la vanité ; il y avait d’abord la mauvaise humeur que causent aux hommes les contrariétés qui sont le fonds de la vie humaine dans toutes ses conditions ; la vanité transformait ces contrariétés inévitables en malheurs exceptionnels, en injustices singulières faites par la fortune au génie ou

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