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ces grands hommes ?… Aussi je conclus, quoique à regret, que votre Cassius est fou, tout au moins, et je vous avoue qu’il m’a tout à fait l’air d’un ambitieux embarrassé de sa femme, qui veut couvrir du masque de l’héroïsme son inconstance et ses projets d’agrandissement. »

Quel bon sens et quel grand sens ! et comme Rousseau pénètre bien les ruses de conscience ou de charlatanisme de ce Cassius, qui, ne pouvant pas être un bon mari, s’avise d’être un grand citoyen, essayant ainsi de cacher ses vices de tous les jours sous une vertu des dimanches ! Je ne puis pas avoir les petites vertus, celles qui coûtent, parce qu’elles sont de tous les momens : en bien ! je vais m’arranger pour avoir les grandes vertus, celles dont l’occasion est rare dans la vie, et j’en aurai le langage et l’affectation, ne pouvant pas en avoir la pratique ; cela suffira au monde, qui ne juge les héros que de loin. Rousseau n’est point dupe de ce calcul de vanité et d’ambition. Sous le grand citoyen, il découvre le mauvais mari, le mauvais fils ou le mauvais père. Il arrache son masque au charlatanisme, ou, s’il y a la plus que du charlatanisme, s’il y a du fanatisme, il ôte aussi au fanatisme le sophisme dont il se fait une excuse. Quel est en effet le sophisme ordinaire du fanatisme ? L’homme dévoué à l’accomplissement de ce qu’il croit un devoir ne peut se permettre aucun sentiment étranger à ce devoir.

De toutes amitiés il détache mon âme,


dit Orgon, expliquant le genre de fanatisme qu’il prend dans l’entretien de Tartufe,

Et je verrais mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela !

C’est ce sophisme, qui autorise à n’avoir affection pour rien que pour l’objet de sa dévotion, que Rousseau réfute admirablement, en montrant l’accord qu’il y a entre tous les bons sentimens. Loin qu’un devoir puisse en détruire un autre, ils se soutiennent et s’affermissent mutuellement. Les cas sont rares dans la vie, où l’homme se trouve entre deux devoirs, forcé de sacrifier l’un à l’autre. Il est ordinairement entre plusieurs devoirs, qu’il doit également remplir, sans que l’un nuise à l’autre ; mais comme le devoir pèse au cœur de l’homme, il prend parfois le parti d’opposer l’un à l’autre pour se dispenser de l’un et de l’autre, et il se dit embarrassé de choisir entre ses obligations, quand il est seulement embarrassé de les remplir toutes. L’ordre, qui s’établit très facilement entre tous nos devoirs et que Rousseau explique admirablement, répond à cet embarras prétendu. Il n’en est pas des devoirs de l’homme comme de ses passions. Ses passions, loin de se