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tue l’esprit. De plus, en face d’une application particulière, en face d’un enfant qui va être élevé selon son formulaire, Rousseau tremble du mal qu’il va faire par ses imitateurs maladroits. La réalité l’avertit et le corrige. Dans son roman, il était à son aise pour accommoder les événemens au caractère qu’il voulait donner à son héros. Comme il créait tout, rien ne lui résistait. Il sait bien qu’il n’en est pas de même dans une éducation réelle. Les événemens et les caractères ne se prêtent pas à la volonté du maître, et de la une lutte perpétuelle entre le système et la nature des choses et des hommes, de là je ne sais combien de difficultés. Le système l’emporte-t-il, ce n’est qu’à l’aide d’une contrainte dont la nature, trop violemment asservie, prend tôt ou tard sa revanche. Aussi Rousseau craint-il que l’enfant élevé à l’instar d’Émile « ne soit quelque jour victime de la doctrine qu’il a prêchée. » Il demande donc, ou bien « qu’on sache discerner le vrai » ou bien qu’on prenne l’éducation tout entière d’Émile, qu’on soit le maître de la nature de l’enfant et le maître des événemens aussi absolument qu’on l’est dans un roman : chose impossible ; mais c’est précisément parce que la chose est impossible qu’il la demande, bien sûr qu’il sera refusé, et que de cette façon il dégagera sa responsabilité. Cette peur d’être responsable de ses doctrines est un des traits caractéristiques de Rousseau dans sa Correspondance. Il est hardi jusqu’au paradoxe dans ses livres, il est timide et circonspect jusqu’au lieu commun dans ses lettres, et je ne lui en sais pas mauvais gré. Il y a là la différence toute naturelle qui existe entre le public et les individus : le public, grosse abstraction qui représente tout le monde et personne, qu’on prêche et que l’on conseille, sans se croire chargé et responsable du sort de personne ; les individus, au contraire, qui, aussitôt qu’ils sont en jeu, représentent un sort à décider et une responsabilité à encourir.

Dans ses ouvrages, Rousseau, semble parfois prêcher la morale antique, avec toutes ses duretés, déguisées sous le nom de patriotisme. À l’entendre, l’état doit l’emporter sur la famille et le citoyen sur l’homme. De là, parmi ses enthousiastes, beaucoup d’honnêtes bourgeois qui pensaient devoir se draper dans les vertus antiques, en paroles du moins ; de là aussi, pendant la révolution, cette école d’imitateurs de Sparte et de Rome, qui se croyaient de grands citoyens et n’étaient que des sots, dont quelques-uns devinrent d’affreux bourreaux. En 1766, un de ces singes maladroits de la vertu antique consulta Rousseau sur ce qu’il devait faire. Il voulait, disait-il, délivrer sa patrie esclave, et pour cela il abandonnait sa femme et ses enfans, renonçait à ses devoirs d’époux et de père, s’en faisait gloire, et demandait à Rousseau de l’admirer, car c’est pour cela qu’il consultait Rousseau ; il lui demandait moins un conseil qu’un certificat de grand citoyen. La réponse de Rousseau