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Proclus. Au-dessous de la Substance, Spinoza place les attributs, au-dessous des attributs, l’idée de ces attributs, puis l’idée de chaque attribut en particulier, par exemple l’idée de l’étendue, laquelle joue le rôle d’âme de l’univers. C’est à la lettre une âme universelle, conçue à la façon des alexandrins et des kabbalistes ; toutes les âmes particulières en sont des émanations. C’est un océan infini d’âmes et d’idées. Chaque idée, chaque âme est un fleuve de cet océan, chaque pensée en est un flot.

Évidemment ces spéculations ne sont plus modernes et cartésiennes ; elles nous reportent au monde ancien, au monde oriental. Voilà ce qui avait été bien peu remarqué avant notre temps, mais ce qui n’avait pas échappé à la curiosité infinie, à la pénétration supérieure de Leibnitz.

Le rapprochement qu’il fait ici entre Spinoza et les kabbalistes[1] est d’autant plus significatif, que Spinoza lui-même a indiqué plus d’une fois à mots couverts le rapport de sa doctrine avec celle des anciens Juifs. Dans un scolie célèbre de l’Éthique, après avoir invoqué son grand principe de l’unité absolue de la substance, il s’exprime ainsi : « Et c’est ce qui paraît avoir été aperçu, comme à travers un nuage, par quelques Hébreux qui soutiennent que Dieu, l’intelligence de Dieu et les choses qu’elle conçoit ne sont qu’un[2]. » Ces Hébreux sont certainement les kabbalistes. Dans ses lettres[3], Spinoza fait des allusions encore plus transparentes à la tradition kabbalistique. n’en accepte l’esprit général, sauf à en écarter et en dédaigner les altérations contemporaines[4].

À ce compte, si les conjectures de Leibnitz étaient fondées, il y aurait à rechercher dans Spinoza, au-delà de l’inspiration cartésienne, une autre influence moins apparente et cependant peut-être aussi effective ; je ne parle pas seulement de cette influence sourde qui tient à la race, à la famille, à l’éducation, je parle d’un commerce assez intime avec les traditions kabbalistiques et d’une filiation volontairement acceptée.

Ce résultat, en soi très curieux, aurait à nos yeux un autre avantage, l’avantage immense de relâcher les liens de solidarité qui existent entre Spinoza et Descartes. Je m’armerais alors contre Leibnitz de sa propre conjecture, et j’oserais lui demander s’il n’a pas été dur et ingrat envers Descartes en l’accusant d’avoir fini par le naturalisme.

Que Descartes ait réagi avec excès contre l’abus des causes finales

  1. Voyez dans l’écrit publié par M. Foucher de Careil les pages 40 et 42.
  2. Éthique, part, II, prop. VII ; schol.
  3. Lettre XXI.
  4. Traité Théolog. polit., ch. IX.