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votre lettre, écrit-il en 1758 à M. Romilly, fils d’un horloger de Genève, qui lui avait envoyé des vers, et qui de plus dans sa lettre avait fort déclamé contre les riches, croyant en cela se montrer le fidèle disciple de Rousseau. Vous me paraissez juger trop sévèrement les riches ; vous ne songez pas qu’ayant contracté dès leur enfance mille besoins que nous n’avons point, les réduire à l’état des pauvres, ce serait les rendre plus misérables qu’eux ; il faut être juste envers tout le monde, même envers ceux qui ne le sont pas pour nous. Eh ! monsieur, si nous avions les vertus contraires aux vices que nous leur reprochons, nous ne songerions pas même qu’ils sont au monde, et bientôt ils auraient plus besoin de nous que nous d’eux. Encore un mot, et je finis. Pour avoir le droit de mépriser les riches, il faut être économe et prudent soi-même, afin de n’avoir jamais besoin de richesses[1]. » Nous voilà loin de cette excommunication envieuse de la richesse, qui est le thème favori de la littérature démagogique ; Vous méprisez les vices des riches, soit, si vous avez les vertus des pauvres[2] ; sans cela, ce sont des vices qui s’irritent contre d’autres vices ; ce sont les péchés d’en bas qui envient les péchés d’en haut. La charité du riche est d’assister le pauvre, la charité du pauvre est de supporter le riche. Cette charité-là n’est pas une moindre vertu que l’autre, car il est plus difficile d’aimer son prochain heureux et florissant que de l’aimer pauvre et malheureux, et, chose admirable, ces deux charités s’appellent mutuellement. La charité du riche rend plus facile la charité du pauvre. Le pauvre qui se voit aimé et assisté supporte volontiers la richesse de son prochain, non pas parce qu’il entre en partage de la fortune par l’aumône : comme l’aumône garde toujours plus qu’elle ne donne, elle risque d’exciter l’envie au lieu d’exciter la reconnaissance, si elle n’est point accompagnée chez le riche d’un sentiment de vraie compassion ; mais si la compassion est vraie chez le riche, la résignation sera vraie aussi chez le pauvre ; les bons riches font les bons pauvres, et les bons pauvres font les bons riches. Je donne volontiers à qui comprend le devoir de respecter mon bien ; je défends au contraire mon bien contre qui prétend le partager. Quand le pauvre allègue son droit à l’assistance, je lui oppose mon droit de propriété : les droits se heurtent et se repoussent ; les devoirs s’entendent et se concilient, ils font la paix de ce monde et la béatitude de l’autre. Je me figure le bon riche et le bon pauvre assis l’un près de l’autre au paradis ; car ne pensez pas, Lazare, que ce soit

  1. Correspondance, édit. Furne, p. 286, t. IV.
  2. « Quid tibi prodest si eges facultate et ardes cupiditate ? » — « Forte in divite est pecunia et non avaritia ; et in paupere non est pecunia, sed avaritia. » (Saint Augustin, sur le psaume 51.)