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du prophète dans Rousseau : il ne veut pas seulement être lu, il veut être cru. Il y a aussi du dévot et du fidèle dans les partisans de Rousseau : ils n’ont pas seulement de l’admiration pour leur maître, ils ont de la foi. Or, quand les écrivains ont cette disposition à l’ascendant religieux et quand ils inspirent à leurs lecteurs ce goût de confiance et de soumission, il arrive naturellement que le chef de la secte passe à l’état de saint de son propre consentement, qui n’est pas difficile à obtenir, et du consentement de ses fidèles. L’homme alors fait effort pour être aussi bon, aussi grand qu’on l’imagine, et s’il ne peut pas l’être, il se drape, il se compose. Il fait le roman de son caractère, n’en pouvant pas faire l’histoire, et il le donne en évangile à son église. Tel est le principe des Confessions ; tel est aussi le principe des quatre lettres à M. de Malesherbes, qui sont des lettres préparées pour l’édification d’un des plus honorables dévots de Rousseau, et non pas des pensées écrites en courant à un ami, sous l’inspiration de la circonstance. Mais avant d’en venir à ces quatre lettres à M. de Malesherbes, je veux prendre çà et là dans la correspondance de Rousseau quelques témoignages de l’homme contre le saint ou le chef de secte, non pas pour opposer l’homme au saint et pour détruire l’un par l’autre : j’ai un meilleur dessein, je veux montrer que dans Rousseau l’homme simple et laissé à lui-même vaut mieux que le saint qui s’arrange et se compose.

Un des sentimens du chef de secte, un de ceux qu’il a le plus vivement exprimés et qu’il a le plus inspirés à ses partisans, est assurément la haine des grands et des riches. C’est par là qu’il a fait école et secte, parce que son éloquence a rencontré une des mauvaises passions du peuple, l’envie ; c’est par là qu’il a eu une influence révolutionnaire : non pas que Rousseau soit dans le XVIIIe siècle le seul qui déclame contre les grands et les riches ; c’était le ton de la littérature, qui semblait commencer à croire que dans la société toutes les vertus sont en bas et tous les vices sont en haut, comme si les hommes n’étaient pas les mêmes en haut qu’en bas, comme si la forme des vices en changeait la nature, et comme si le péché brutal n’était pas aussi détestable que le péché raffiné. Les boudoirs ne sont pas plus prédestinés au vice que les mansardes ne sont prédestinées à la vertu : tout dépend de ceux qui les habitent ; mais dans la guerre que Rousseau avait déclarée à la civilisation, il était nécessaire de montrer que les plus civilisés étaient naturellement les plus méchans ; or, étant moins civilisés, ou plutôt jouissant moins de la civilisation, les pauvres devaient être meilleurs que les riches. De là les fréquentes apostrophes que Rousseau, dans ses ouvrages, fait aux grands et aux riches. Dans sa Correspondance, il est plus indulgent et plus juste. « Je vous dirai que je n’aime pas la fin de