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semble plus connaître qu’un seul genre de grandeur ? Corneille, Molière et Racine n’ignoraient pas leur génie, ils savaient leur grandeur ; mais ils avaient autour d’eux d’autres grandeurs plus ou moins légitimes, celles de la cour, celles de l’armée et celles de l’église, qu’ils respectaient et qu’ils voyaient respectées ; ils n’étaient donc pas tentés de se croire seuls grands dans le monde. Le XVIIIe siècle avait bien aussi sa hiérarchie politique, militaire et ecclésiastique : il commençait même à avoir une hiérarchie de plus, celle des gens de finance ; mais comme le respect s’éloignait peu à peu de ces pouvoirs établis, soit par le mauvais esprit du siècle, soit par la faute des pouvoirs eux-mêmes, ces hiérarchies n’étaient plus des grandeurs. En même temps la littérature prenait chaque jour plus d’ascendant. Louis XV s’engourdissait dans les plaisirs, nos armées étaient battues à Rosbach, mais nos idées triomphaient dans toute l’Europe. Les grandeurs de l’esprit devenaient peu à peu les seules qui fussent respectées. De là l’incroyable puissance de Voltaire ; de là aussi celle de Rousseau, plus soudaine et plus inattendue, qui se fit comme par un coup d’état, tandis que celle de Voltaire s’était établie à l’aide du temps. Rousseau savait aussi bien que personne quelle était sa puissance sur les esprits ; il reconnaissait bien qu’il n’avait pas tous les moyens de crédit qu’avait Voltaire : il n’avait pas la fortune, il n’avait pas l’usage du monde ; mais il était fier de pouvoir se passer de tout cela, et sa vanité jouissait d’une victoire qu’il avait gagnée tout seul du fond de son grenier. « Mon cher ami, écrit-il le 23 septembre 1761 à M. Roustou de Genève pour le détourner de la vie littéraire, pesez bien ce que je vais vous dire. J’ai fait quelque essai de la gloire ; tous mes écrits ont réussi, pas un homme de lettres vivant, sans en excepter Voltaire, n’a eu des momens plus brillans que les miens, et cependant je vous proteste que depuis le moment que j’ai commencé de faire imprimer, ma vie n’a été que peine, angoisse et douleur de toute espèce. » Sachant sa gloire comme il la savait et goûtant sa grandeur tout en s’en plaignant, Rousseau devait naturellement se laisser aller à sa vanité ; il devait peu à peu croire que sa personne était importante dans le monde, puisque ses écrits l’étaient, ne faisant pas la distinction que l’homme de lettres doit faire plus que personne entre la grandeur de la pensée humaine et la petitesse de l’homme ; Une fois arrivé à croire que les événemens de la vie d’un homme comme lui devaient intéresser le public, Rousseau oublia ce qu’il avait si bien dit sur l’inconvénient, de faire confidence au public des secrets de son âme, et il écrivit ses Confessions.

J’ajoute que le genre de vanité de Rousseau et son genre de gloire se prêtaient à cette confession de sentimens devant le public. Il y a