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l’une où Leibnitz dit son sentiment sur les rapports du spinozisme avec la kabbale hébraïque, l’autre où, s’expliquant en général sur le lien fatal qui unit Spinoza à Descartes, l’auteur de la Théodicée s’exprime avec un degré de sévérité et d’énergie extraordinaire et ose dire : « Spinoza a commencé par où Descartes avait fini, parle naturalisme; Spinoza incipit ubi Cartesius desinit, in naturalismo. »

Un mot sur le premier point. Spinoza a-t-il connu les spéculations kabbalistiques? en a-t-il subi l’influence? Il n’est pas de questions plus obscures ni plus délicates. Le sentiment général, c’est que l’influence de la kabbale sur Spinoza aurait été très indirecte et très faible. Cela est spécieux. Si en effet le panthéisme est le fond commun de Spinoza et de la kabbale, la forme de l’Ethique est si précise, si nette, si géométrique, si moderne, si parfaitement empreinte des couleurs de la philosophie cartésienne, que rien ne semble au premier abord plus spontané, plus original, plus coulant de source que le panthéisme de Spinoza. Et cependant un œil attentif y découvre plus d’une ressemblance avec ces étranges théories d’émanation qui sont partout dans la kabbale, comme elles se retrouvent dans toutes les doctrines orientales et alexandrines.

Il ne faut pas croire en effet que Spinoza, en concevant ce vaste univers comme le développement nécessaire et la vie même de Dieu, n’ait admis entre ce Dieu et cet univers aucun intermédiaire. Il arrive souvent que, pour simplifier le système de Spinoza, on l’altère. On se figure, d’une part, un Dieu très simple qui n’est autre chose que l’être en soi et par soi, ou, comme parle Spinoza, la Substance avec ses deux attributs, la pensée infinie et l’infinie étendue. Voilà la nature naturante; puis viennent les corps et les âmes, double univers qui n’est autre chose que la double série des modes de la pensée et de l’étendue divines-, voilà la nature naturée. Entre ces deux natures, absolument rien; l’une est la cause, l’autre est l’effet; l’une est la substance, l’autre est l’ensemble des modes. Tout est là. — Je conviens que ce système est simple; mais ce n’est pas exactement Spinoza. Qu’on veuille bien lire l’Éthigue avec soin, surtout cinq propositions capitales du livre premier[1], et on s’assurera que Spinoza admettait entre Dieu et le monde un assez grand nombre de principes intermédiaires. C’est ce qu’il appelle dans son langage algébrique les modes éternels et infinis de la substance. Il semble que ce logicien audacieux ait senti qu’en dépit de sa déduction géométrique il reste entre son univers et son Dieu un vide immense, et qu’il ait eu à cœur de le combler. De là cet échafaudage d’abstractions réalisées qui rappellent trait pour trait les hypostases des Plotin et des

  1. Les propositions XXI, XXII, XXIII, XXX et XXXI.