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J’ai d’autant plus le droit de faire cette demande à M. Bouillier, qu’il se déclare partout cartésien. Or il m’est impossible de ne pas me demander, après avoir lu son livre : qu’est-ce qu’un cartésien? car enfin il y a bien des manières de l’être; on peut l’être à la manière de Spinoza, on peut l’être à la manière de Leibnitz. Je dirai à l’auteur : Vous faites de Leibnitz un cartésien, et vous-même êtes cartésien; mais contestez-vous que Spinoza ne fût aussi cartésien? Non, vous ne le contestez pas. D’où vient alors que ce Leibnitz, qui est, suivant vous, cartésien, réfute Spinoza, cet autre cartésien, et voit, qui plus est, dans Spinoza le développement logique de Descartes?

Je pose ces difficultés; je ne les crois pas insolubles. En attendant que M. Bouillier les dénoue complètement dans sa conclusion, voici une publication qui jette quelque jour sur le problème, et qui est faite pour intéresser particulièrement ces esprits incertains et flottans, en très grand nombre de nos jours, qui hésitent, comme a fait Goethe, entre Leibnitz et Spinoza. Je veux parler d’une réfutation inédite de Spinoza par Leibnitz que M. Foucher de Careil a trouvée à la bibliothèque de Hanovre avec un assez grand nombre d’autres pièces diversement curieuses[1]. On ajustement signalé cette publication à l’attention des penseurs; mais où en est au juste l’intérêt et la nouveauté? C’est un point qui reste encore incertain. S’agit-il de prouver que Leibnitz avait médité l’Éthique de Spinoza? — Mais on sait cela depuis longtemps, et il suffirait pour s’en assurer de la plus rapide lecture de ses plus célèbres écrits. S’agit-il de prouver que Leibnitz n’était pas spinoziste? Je sais que le spinozisme de Leibnitz est une opinion qui a eu cours en Allemagne, et que depuis Lessing et Jacobi il a été à la mode de voir le spinozisme partout. — Cependant pour un lecteur attentif et non prévenu, il est clair non-seulement que Leibnitz n’était pas spinoziste, mais que tout son système a été une réaction contre celui de Spinoza, Si donc l’écrit récemment découvert prouvait seulement que Leibnitz avait fait de l’Éthique une étude détaillée, et qu’il s’était inscrit en faux contre Spinoza sur tous les points fondamentaux de la métaphysique, de la théodicée, de la psychologie et de la morale, je ne dis pas que cette confirmation de faits déjà bien établis fût sans intérêt, car en si délicate et si haute matière, ce qui abonde ne vicie pas; mais elle manquerait absolument de nouveauté.

A nos yeux, l’intérêt de ce morceau est surtout dans deux pages,

  1. Voyez, outre la Réfutation déjà citée, une seconde publication qui a pour titre : Lettres et Opuscules inédits de Leibnitz. On y remarque des lettres de Leibnitz à Foucher et à Fontenelle, et un petit traité, plein d’esprit et de finesse, composé contre le système de La Rochefoucauld à l’occasion du livre de son disciple l’abbé Esprit : La Fausseté des vertus humaines, ou l’Art de connaître les hommes.