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qu’Hamlet n’a absolument aucune sentimentalité, comme on l’imagine généralement ; personne ne foule mieux aux pieds, au contraire, tous ces masques hypocrites de la passion sincère. Bien loin d’être sentimental, il est très dur et même brutal. Il a semblé du reste prévoir que cette accusation serait portée contre lui, car il fait tout son possible pour la détourner, et il affectionne une certaine vulgarité d’expression très forte, très poétique, mais très peu galante et aimable. Une certaine grossièreté bourrue ne lui déplaît pas. Je connais peu de scènes plus passionnées, mais en même temps moins sentimentales, que la scène de feinte folie où il se montre si dur pour la pauvre Ophélie : go to a nunnery. La violence de la race féodale se sent partout d’ailleurs chez ce noble personnage, et il crache son mépris à la face des gens avec une hauteur qui n’épargne même pas les personnes de son sang. Dans la scène avec sa mère, il va si loin, que l’honnête fantôme sent la cendre de son cœur se remuer dans le tombeau, et qu’il vient avec une tendresse exquise commander au jeune homme d’épargner celle qu’il aima tant, et qui, malgré ses fautes, est toujours reine, femme et mère. Il y a donc un type de faux Hamlet qui hante nos imaginations ; nous avons fait un Hamlet à notre image, un Hamlet sentimental, parce qu’il est mélancolique, mou, parce qu’il est irrésolu, presque féminin, parce qu’il est méditatif et subtil de pensée ; mais le véritable Hamlet est à la fois méditatif et énergique, mâle et irrésolu, mélancolique et brutal. C’est une âme noble et élevée, mais c’est aussi une âme féodale et dure.

Oui, une âme féodale, et c’est même un de ses traits les plus accusés. Ce personnage, en qui nous sentons palpiter l’esprit moderne, qui a parcouru les mêmes séries de pensées que nous, dans lequel nous nous reconnaissons et qui parle notre langage, il sort cependant du moyen âge, et l’ombre de cette époque plané au-dessus de lui. C’est en cela qu’Hamlet est réellement historique ; il marque une heure et une date, le moment remarquable où les hommes de race noble, réveillés comme en sursaut par la réforme et la renaissance, se frottent les yeux, regardent ébahis la disparition des vieux symboles et sentent un nouvel esprit s’abattre en eux. Cette heure d’étonnement, d’incertitude, d’hésitation, est admirablement marquée dans Hamlet. Le mélange des deux esprits, qui fait l’originalité, du XVIe siècle, qui prête à ses personnages je ne sais quoi de grandiose et d’énorme comme la société du moyen âge, et en même temps de raffiné et de subtil comme l’esprit moderne, est très visible dans le drame de Shakspeare. La disposition d’âme d’Hamlet n’est point un fait d’imagination ; elle fut celle de tous les membres les plus nobles de la société européenne. Shakspeare n’a pas eu besoin d’inventer Hamlet, il existait de son temps, et il est