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ne pourrait pas retrouver. C’est ici qu’éclate le merveilleux génie de Shakspeare. Son procédé pour créer des hommes ressemble à celui de la nature. Ses héros ont des aspects infinis et changeans, ils sont soumis à d’innombrables variations d’humeur et de tempérament, ils n’ont pas une particularité caractéristique, ils en ont cent. En un mot, ils ont tous les signes distinctifs de l’individualité, et ils nous restent dans le souvenir non comme des types, mais comme des personnes connues. Que représente Polonius par exemple, sinon Polonius lui-même ? Il n’y a jamais eu qu’un Polonius dans le monde, et la nature qui le créa dans une de ses heures de fantaisie confuse ne retrouvera jamais cette grotesque inspiration. Quel singulier mélange de bon sens et de sottise que l’âme de cet honnête chambellan, qui est réellement expérimenté, mais qui n’en tombe pas moins en enfance, qui vous donne les meilleurs conseils du monde, mais des conseils qui ne répondent en rien à la question et s’adressent à un autre objet que l’objet en vue, — qui est fin et qui manque lourdement de tact ! Sa sagesse radote, ses radotages sont sentences dorées. Il est véritablement fort respectable, mais il n’en est pas moins ridicule. Shakspeare a-t-il connu Polonius ? Cela est probable ; il l’aura fidèlement reproduit, car il est impossible que l’imagination arrive d’elle seule à cette perfection ; l’imagination, comme la logique, veut conclure, et le personnage de Polonius n’a ni commencement ni fin. Quant à sa fille, la charmante miss Ophelia, son caractère consiste à n’en pas avoir, ce qu’on n’a point assez remarqué. Ici la nature a été copiée avec une fidélité surprenante. Ophelia est une pure jeune fille ; rien n’est accusé en elle, ni penchans, ni passions, ni caractère ; elle n’a pas d’individualité morale, elle n’a rien d’élevé, et sa naïveté même tient à la jeunesse et à la nature plutôt qu’à l’âme. Ne cherchez pas en elle, cela va sans dire, l’étincelle passionnée de Juliette, la distinction d’âme de Desdemona, la splendeur virginale de Miranda. C’est un gracieux faon. Hamlet a fort raison de l’aimer, car si elle devenait sa femme, elle serait capable d’un inaltérable dévouement, précisément par ce qui lui manque d’élévation, — et de son côté Polonius a fort raison de la rudoyer et de prendre la peine de veiller sur elle, car si Hamlet n’était pas tant occupé avec le fantôme, on ne voit pas comment Ophelia trouverait dans son ignorance confiante et dans sa naïveté toute physique des ressources suffisantes pour résister au prince de Danemark.

Hamlet passe généralement pour un type, type assez vague, il est vrai, et que jusqu’à présent on n’a pu classer, — le type du rêveur métaphysique incapable d’action. Il l’est en effet. C’est donc un type, mais c’est un homme en chair et en os, un homme très com-