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Si la vie n’éclate pas dans ses créations, si ses personnages ne sont pas de chair et d’os, s’ils sont d’une simplicité si grande, qu’on pourrait les prendre pour des allégories, et qu’ils se présentent aussitôt à l’esprit avec leurs étiquettes, — ambitieux, amoureux, jaloux, menteur, intrigant, — ils auront beau faire les discours les plus éloquens du monde, exposer les axiomes les plus philosophiques : ils n’auront jamais droit de cité dans les domaines de la poésie. Une des choses qui ont perdu la littérature dramatique française, c’est la manie de vouloir peindre des caractères abstraits et tout d’une pièce. Nous péchons par amour de la simplicité, et il a fallu à notre Molière toute la force de son génie pour ne pas échouer dans la fausse voie où l’esprit français s’est toujours complu et fourvoyé. Le poète doit peindre des caractères, cela est vrai, mais ces caractères ne doivent pas être artificiellement conçus : ils doivent être le résultat même de la vie. Il n’y a pas de caractères, à proprement parler, dans le monde ; il n’y a que des individus, c’est-à-dire des combinaisons, extrêmement compliquées et subtiles, de passions, de pensées, de vices et de vertus. Un individu qui représenterait ce qu’en langage dramatique on appelle un caractère serait un véritable monstre, et, par-dessus le marché, un monstre monotone. Je ne connais pas de caractères ; je n’ai jamais vu l’ambitieux, le menteur, l’avare, le débauché, mais j’ai connu des individus qui étaient affligés de ces différentes passions, et je puis affirmer que, quelque prépondérantes qu’elles fussent en eux, elles n’y étaient cependant encore qu’à l’état de nuance, de fraction, d’ingrédient. Tels qu’ils étaient, ils étaient originaux, ou intéressans, ou dignes d’observation ; s’ils avaient été des caractères, ils auraient été insupportables. J’ai déjà remarqué que Macbeth, le personnage le plus accusé de Shakspeare, ne nous intéressait pas comme type d’ambitieux, mais comme individu portant le nom de Macbeth. Le poète, s’il veut nous plaire et surtout s’il veut être vrai, doit rester fidèle à la vie ; il doit peindre, non des personnages, mais des personnes, non des êtres généraux, mais des individus.

Je faisais toutes ces réflexions sur ces élémens, encore mal analysés, du moins en France, du génie poétique, en relisant l’Hamlet de Shakspeare, source inépuisable de sentimens et de pensées, et vers lequel un invincible attrait nous ramène toujours. Ce chef-d’œuvre n’est pas encore passé pour nous à l’état de lieu-commun ; les stupides sentimentalités qui ont été débitées sur son compte n’ont pu encore nous en dégoûter, et les éloquentes explications de Goethe, de Mme de Staël et de tant d’autres n’en ont pas épuisé pour nous le sens et la signification ; la source est toujours vive et coule toujours. Cependant la sympathie que nous éprouvons pour lui est tout à fait