Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/664

Cette page a été validée par deux contributeurs.

stacles qui les limitent, des circonstances qui les sollicitent, et de ces mille accidens qui se mêlent à la vie, la pénètrent et la modifient ? Réduire le poète à se conformer à cette théorie, ce serait obliger un homme à conjuguer un verbe en restant toujours à l’infinitif. Le sentiment pur, en lui-même, n’existe pas pour ainsi dire dans les conditions de notre charnelle et mortelle humanité ; il peut être saisi d’instinct ou par un effort de la logique : il n’est sensible, visible, compréhensible que par ses manifestations. Amour, ambition, piété, que sais-je encore ? sont comme les infinitifs d’un verbe qui demande à être conjugué. Ces infinitifs métaphysiques pourraient avoir leur charme dans une allégorie ; mais dans un poème ou dans un drame ils n’ont de valeur que par le temps ou le mode qui leur imprime une personnalité. En poésie comme en bien d’autres choses, on peut donc dire en toute vérité que la forme emporte le fond, et que le mode domine la substance. Les poètes n’expriment pas les sentimens ; ils en expriment les expressions, si nous pouvons nous servir de ce terme ; ils en racontent les attitudes, les situations, les aventures à travers le temps et l’espace, ces deux grands modes universels qui nous ferment l’éternité et nous parquent nous-mêmes dans le fini. La série des œuvres poétiques constitue donc toute une histoire, celle de l’âme humaine, qui, coulant sans cesse vers l’infini, réfléchit sans cesse de nouveaux cieux et de nouvelles rives. Et maintenant la conclusion est facile à tirer : le génie poétique consiste précisément non dans une vaine recherche de ce qu’il y a d’identique dans les sentimens humains, mais dans l’expression des modes de ces sentimens. Dirai-je toute ma pensée ? en bien ! ce qui constitue l’essence de la poésie, ce qui lui donne son charme et sa beauté, ce qui fait la matière du poète, ce n’est pas cet élément impersonnel et identique que les critiques retrouvent au moyen de l’analyse, ce sont précisément ces circonstances fugitives qui ne reviendront plus, ce sont ces visions poursuivies et chéries que les yeux d’aucune génération ne reverront, ce sont ces couleurs et ces formes que le temps créa et fit disparaître, ce sont ces allures et ces tournures qu’affecta l’âme, ces mille dialectes par lesquels elle s’exprima. Là est la poésie et pas ailleurs, et s’il est vrai que le poète n’est grand que lorsqu’on retrouve au fond de ses œuvres l’humanité universelle, en revanche il n’est poète qu’autant qu’il sait l’exprimer par les circonstances et les particularités de sa nation et de son temps.

Je voudrais faire sentir par des exemples la vérité de ce paradoxe, mon assertion peut passer pour telle parmi nous. Il est reconnu, par exemple, que l’ambition est une des passions qui font partie de l’essence de l’âme. La peinture la plus forte que je connaisse de l’ambition, c’est le Macbeth de Shakspeare. En quoi consiste la poésie du