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tous les héros du XVIe siècle espagnol, car il résume avec une étonnante fidélité toutes leurs qualités, et il est plus intéressant, car il n’a pas leur insensible cruauté et leur implacable orgueil. Qui donc a pu dire que le Don Quichotte était la satire des romans de chevalerie ? Pourquoi est-on allé chercher cette ingénieuse et sophistique théorie d’après laquelle ce livre immortel serait la représentation de l’âme traînant après elle sa guenille corporelle sous la forme du bon Sancho ? Ce livre peut contenir toutes ces intentions et bien d’autres encore ; mais là n’est pas son sens vrai et profond. Le mérite éminent de la biographie de cet illustre et singulier personnage est d’être le document historique le plus incontestable et le plus fidèle que nous possédions sur la grande et misérable Espagne du XVIe siècle. Nous pouvons perdre tous les écrits racontant les guerres et les événemens de cette époque tragique, il sera facile encore de les comprendre avec cet unique chef-d’œuvre, car l’Espagne est morte pour sa dame bien-aimée et en voulant faire confesser, comme don Quichotte, à tous les peuples de l’univers qu’elle était la princesse la plus accomplie du monde ; car, ainsi que le bon chevalier, elle s’est couverte de gloire inutile, car elle a rêvé, comme le beau ténébreux, d’extases mystiques et de châteaux de la perfection ; car, après avoir couru tous les grands chemins de l’Europe à la recherche des chevaliers infidèles, elle est rentrée moulue de coups, bernée et rossée par tous les muletiers des routes, par des roturiers huguenots, par des maritornes flamandes, par de grossiers rustres anglais. Alors toutes les vulgaires pies bourgeoises de la terre ont salué son retour de ce cri fatidique qui porta le dernier coup à l’âme du héros de la Manche : Elle est morte, ta dame, et tu ne la reverras jamais plus ! — Elle ne l’a en effet jamais revue.

C’est cette tragique et douloureuse histoire de l’âme espagnole que raconte sous le voile de l’allégorie, mais avec une grande transparence, le Don Quichotte, le plus amusant et le plus triste des livres, œuvre d’un grand patriote attristé, et lui-même emblème vivant de l’Espagne d’alors, si fièrement drapée dans ses héroïques guenilles. D’un œil clairvoyant, il découvrit la misère profonde de toute cette grandeur et la folie de ce dévouement à des chimères, et il n’osa pas condamner son pays. Peut-être eut-il l’intention d’écrire une satire, mais pas un mot amer ne put s’échapper de sa plume, des torrens de compatissante admiration en coulèrent, et il écrivit une apologie. Il haussa les épaules, rit des lèvres et resta Espagnol de cœur. À la cour de la duchesse, Sancho se conduisit de même : après avoir égayé ses illustres hôtes du récit des sottises de son maître, il conclut en protestant de son amour pour lui : « Tel qu’il est, fou, visionnaire, absurde, je l’aime cependant, et je ne lui tiens point rancune des