Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sciences. J’en appelle ici aux hommes spéciaux; ils vous diront que l’application de l’algèbre à la géométrie, la physique mathématique, la mécanique rationnelle, n’existaient pas avant Descartes; c’est lui qui les a tirées du néant et portées du premier coup à une haute perfection.

Enfin il a créé un système de philosophie qui est une des plus glorieuses productions de l’esprit humain, et qui, tour à tour développé, contredit, agrandi, réformé, remplit le XVIIe siècle de ses merveilles, et occupe encore les penseurs. Quel beau sujet que l’histoire de cette philosophie! On dira que M. Bouillier est venu trop tard; je dis qu’il est venu à propos, car il a profité des immenses travaux qui se sont accumulés en France depuis trente ans. M. Bouillier lui-même y avait pris une part honorable. Aujourd’hui il s’empare de tous ces matériaux, y ajoute ses propres recherches, et nous donne une œuvre définitive.

On connaissait assez bien l’histoire du cartésianisme en France, mais que de recherches restaient à faire sur sa destinée en Hollande, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne ! Les vicissitudes du cartésianisme en Italie n’avaient pas été racontées : elles forment pourtant une page curieuse de l’histoire de l’esprit humain. Fardella est un génie presque égal à Malebranche, et si Vico n’est point le disciple, mais l’adversaire déclaré de Descartes, son opposition est un des grands incidens de ce drame européen.

Ce n’est pas tout. L’histoire du cartésianisme semblait terminée avec le XVIIe siècle; M. Bouillier la continue à travers le XVIIe. D’Aguesseau en effet n’est-il pas un noble et légitime enfant de Descartes? Il y a des traces de spiritualisme dans J.-J. Rousseau, dans Montesquieu, dans Turgot. Voici enfin un personnage considérable par qui la tradition la plus pure du XVIIe siècle se continue jusqu’à notre temps : c’est le cardinal Gerdil, qu’on peut appeler le dernier des cartésiens.

Vers la fin de ce curieux récit des prolongemens du cartésianisme à travers le siècle de Voltaire et de Condillac, il est piquant de rencontrer les jésuites, d’abord si attachés à Aristote et si opposés à Descartes. M. Bouillier nous donne le mot de cette énigme. Les jésuites ont horreur des idées nouvelles, et c’est ce qui leur avait rendu l’auteur des Méditations odieux; mais en vieillissant, son système leur devint peu à peu supportable, et s’ils ne l’aimaient point, ils le préféraient du moins à la philosophie de Locke. Tous ces chapitres sur la philosophie des jésuites sont écrits avec une rare connaissance des faits, et l’agrément du récit est relevé encore par une modération de bon goût qui ne semble pas trop coûter à l’auteur, tout bon cartésien qu’il soit et philosophe dans l’âme.

Si régulière pourtant et si lumineuse que soit l’ordonnance de ce