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dernier mot de la logique; que dis-je? c’est le code complet et définitif de l’esprit humain.

On se demande ce que Ramus pouvait attaquer dans le chef-d’œuvre du philosophe de Stagyre? Hien d’essentiel en vérité. Aussi que faisait-il? Il niait l’authenticité de l’Organon, thèse insoutenable. Il reprochait à Aristote de ne pas avoir défini ni divisé la logique, deux accusations aussi mesquines qu’injustes. A vrai dire, Ramus attaquait Aristote, non en philosophe, mais en lettré. Il n’attaquait même pas le véritable Aristote, mais l’Aristote des écoles, et ici sa critique avait, j’en conviens de grand cœur, une importance et une efficacité réelles. Il reprochait à la logique des écoles d’être subtile, compliquée, abstraite, de tourner l’esprit aux distinctions vaines et aux stériles disputes, de dessécher l’imagination, de fausser le jugement, d’étouffer le goût de la grande éloquence et de toutes les beautés supérieures.

La réforme de Ramus n’était donc pas proprement une réforme philosophique, mais une réforme pédagogique, littéraire, morale. Je reconnais l’importance et la légitimité de cette réforme. En agissant puissamment sur la jeunesse, Ramus a excité et fécondé les esprits. Les génies les plus divers, un d’Ossat, un Milton, un Arminius, se sont honorés d’avoir été ses disciples. C’était un grand professeur, un grand homme d’école; mais je ne puis accorder qu’il ait été ni un grand philosophe, ni un grand logicien.

Je le loue de s’être enrôlé dans la croisade contre la scolastique, bien qu’il ait mal choisi ses points d’attaque et qu’il ne soit venu qu’après Lefèvre d’Étaples, Erasme, Laurent Valla, Vivès et beaucoup d’autres. Je le loue d’avoir écrit d’excellens livres de classe qui ont simplifié les méthodes, associé heureusement la rhétorique et la logique, répandu le goût de la belle littérature, stimulé l’esprit de libre recherche; je rends hommage à son caractère, bien que son désir des nouveautés allât jusqu’à le rendre un peu trop contredisant, comme le reproche lui en a été fait par Rabelais[1] et par Théodore de Bèze[2]; j’admire ses vertus, son zèle pour la vérité, son ardeur indomptable, sa fermeté, sa chasteté, sa droiture, je déplore sa cruelle et sanglante mort; mais je réserve à d’autres ce sentiment

  1. Rabelais, s’étant trouvé mêlé par le recteur Pierre Galland aux querelles de l’Université avec Ramus, se moque de tous deux dans son Pantagruel : « Mais que ferons-nous (dit Jupiter à Priapus) de ce Rameau et de ce Galland, qui, caparaçonnez de leurs marmitons, suppôts et astipulateurs, brouillent toute ceste académie de Paris? J’en suis en grande perplexité... L’ung ha quelque sçavoir, l’aultre n’est ignorant. L’ung aime les gens de bien, l’aultre est des gens de bien aimé. L’ung est ung fin et cauld regnard, l’aultre mesdisant, mesescrivant et aboyant contre les anticques philosophes et orateurs comme ung chien. » (Pantagruel, nouveau prologue du livre IV.)
  2. Ramus, devenu protestant, porta dans les choses religieuses l’ardeur novatrice qu’il avait déployée dans les choses d’enseignement et de littérature. On pense bien que cela ne pouvait plaire aux rigides calvinistes de Genève; aussi Théodore de Bèze traite-t-il Ramus fort durement : « Ce faux dialecticien, dit-il, que plusieurs savans ont surnommé jadis le rameau de Mars, a engagé une assez grave dispute sur tout le gouvernement de l’église, qu’il prétend devoir être démocratique, non aristocratique, ne laissant au conseil presbytéral que les propositions. C’est pourquoi le synode de Nîmes, auquel j’assistais, a condamné cette opinion, qui, à mon avis, est complètement absurde et pernicieuse. S’il se soumet avec sa petite bande, à la bonne heure; sinon, il causera de grands embarras, car c’est un homme toujours prêt à porter le trouble dans ce qui est le mieux ordonné. » (Voyez Bayle, Dictionnaire critique, art. Ramus.)