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des leçons. Elle peut nous apprendre à souffler, nous aussi, sur les vains rêves, à tirer nos progrès futurs de ceux qui nous sont déjà acquis, à chercher nos transformations politiques dans les élémens qui nous sont propres, et à continuer un passé qui est assez riche pour ne rien refuser à l’avenir. Mais en retour de cette sagesse, dont elle nous a donné l’exemple, nous lui offrirons aussi quelque chose. Qu’elle accepte ces principes supérieurs d’humanité et d’égalité morale qu’elle avait emportés d’Europe, et qui lui échappent tous les jours. Qu’elle expulse ce poison de l’esclavage dont sa civilisation est imbibée, et qui cherche à se répandre comme la mort dans tous ses membres. Lorsqu’en 1776 Jefferson proposa d’introduire dans l’acte d’indépendance une clause qui condamnait l’esclavage en principe, et qui en préparait sagement l’abolition progressive, cette proposition fut rejetée par ces républicains inconséquens comme une utopie. Vers ce même temps, le roi de France abolissait dans ses états les restes insignifîans de la servitude de main-morte, oubliés parmi tant de progrès accomplis. En Amérique, c’était l’opinion publique qui repoussait cette belle occasion d’allumer le plus pur rayon de gloire sur le berceau de l’indépendance nationale. En France, c’était l’opinion publique qui se hâtait de faire effacer une dernière trace de servitude à peine aperçue. Pour n’avoir pas écouté Jefferson, l’Amérique traîne aujourd’hui cette chaîne de plus en plus pesante, esclave elle-même de ses esclaves. Elle marche en sens inverse de toutes les nations, et, à travers les prodiges de son industrie audacieuse, elle court à toute vapeur vers la barbarie. Il est impossible que dans cette course insensée elle ne se heurte pas à quelque pierre que Dieu mettra devant elle. On a lu dernièrement ici même le navrant tableau de l’esclavage américain, qui, obligé par la répulsion universelle à se défendre au moyen de lois atroces, a corrompu la famille du maître, enseigné la férocité aux enfans et dénaturé le cœur de la femme. Ce serait la première fois qu’on aurait vu la république, qui n’a de force que par les mœurs, se maintenir en pervertissant la moralité dans sa source même ; ce serait la première fois aussi qu’un état reculerait contre le mouvement du monde entier sans en être foulé. Puissent les voix, trop peu nombreuses encore, qui s’élèvent aux États-Unis contre ce fléau, devenu presque irrésistible, être mieux entendues ! Puissent la raison, revenue à elle-même, le souvenir des grands fondateurs, et surtout le danger imminent, produire une réaction salutaire, fût-elle violente, et rappeler dans ce peuple la force morale qu’il dissipe parmi les fantômes d’une fausse prospérité !


LOUIS BINAUT.