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les plus éloignées par l’espace et par le temps. En outre, toutes les sciences spéciales, la législation, la religion, l’économie politique, l’administration, les lettres, les arts, s’élevaient chacune dans son passé, et se rencontraient ainsi dans l’histoire, étonnées des liens étroits qui les y unissaient. On remarquait que tout se tient, que tout marche ensemble, et qu’il y a un certain nombre de causes variables et cependant régulières, qui emportent à la longue tous les obstacles, et dans lesquelles l’homme s’agite en liberté sans que ses aberrations puissent altérer sensiblement le mouvement général. Ainsi peu à peu, et surtout de nos jours, une philosophie plus hardie est entrée dans l’histoire comme dans son légitime domaine, et en y parcourant des régions longtemps obscures, elle a surpris des phénomènes et des transformations qui sont devenus le véritable objet de toute étude sérieuse et utile. C’est elle qui a substitué la politique historique à la politique métaphysique ; c’est elle qui nous fait mieux comprendre que la mobilité des choses humaines n’est ni capricieuse ni incohérente, et que la société est un ensemble de traditions qu’on ne peut ni renverser en un jour, ni remplacer par des écritures improvisées. Locke aurait pu apprendre d’elle qu’un peuple ne se constitue pas tout d’une pièce, mais par des causes lentes et complexes, morales ou physiques, libres ou nécessaires, qu’on peut régler, mais qu’on ne remplace pas. Il y aurait appris quelle est la véritable fonction de la raison dans l’établissement ou la réforme des états ; que la fonction de la raison n’est point d’inventer la société, mais de l’éclairer à chaque instant de sa durée, de discipliner les faits au joug de l’ordre et de la justice, de reconnaître les nouveautés nécessaires, d’enter prudemment les choses meilleures sur les choses anciennes, en supprimant celles qui meurent, et ainsi de communiquer en quelque sorte avec Dieu dans les problèmes qu’il pose tous les jours à la société changeante, en extrayant sans relâche le vrai et le bien de toutes les situations qui nous enveloppent.

Mais avant que la méditation, mieux éclairée encore par les révolutions modernes, n’eût révélé et répandu cette philosophie historique et pratique de la société, les esprits des philosophes, plus subtils et plus pénétrans qu’étendus, ne concevaient rien de pareil. Ils ne considéraient guère l’histoire que comme un amas d’actions externes et arbitraires indignes de les occuper, des intrigues de princes et des extravagances de peuples ; ils ne voyaient dans les préjugés que des erreurs, dans le passé que des abus, et la hauteur de Voltaire historien marquait à peu près leur niveau général. Ils se dérobaient donc à cette masse indigeste de faits et de lois, qu’ils abandonnaient aux politiques de profession et aux jurisconsultes, et concentraient toute la force de leur esprit sur les faits primitifs de