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phie ait été inaugurée avec éclat depuis quarante années, et que cette œuvre immense, poursuivie par un heureux concours d’esprits ingénieux et puissans, soit aujourd’hui fort avancée, je n’en disconviens pas, et j’y vois un des titres d’honneur de notre siècle ; mais que tout soit fini, voilà ce que je conteste très-positivement.

Examinons un peu. La philosophie commence-t-elle avec Pythagore et Thalès ? Cela pouvait se dire au siècle dernier ; depuis les travaux de Colebrooke, cela ne se dit plus. Évidemment il y a eu près des rives du Gange un développement très vaste, très varié, très original, de la pensée humaine. C’est tout un monde de systèmes, d’écoles, de noms illustres, qui nous apparaît au-delà des temps historiques, dans un lointain mystérieux. Colebrooke et Eugène Burnouf sont les Cuviers de ce monde disparu. Et sans doute ces philologues créateurs ont ressaisi quelques débris, reconstitué quelques systèmes ; mais qu’ils ont laissé de découvertes à faire à leurs successeurs, et qu’il faudra de travaux et de temps avant que les noms de Kapila, de Patandjali, de Kanada, de Djaïmini, de Vyâsa, soient des noms populaires, entourés de cette auréole de gloire qui couronne les noms d’Anaxagore, de Socrate et de Platon ! Remarquez, je vous prie, que je n’ai rien dit de la philosophie chinoise. Abel Rémusat lui a pourtant conquis son droit de cité dans la république des philosophes, et là encore s’ouvrent devant l’érudition des champs fertiles à moissonner. Quand un savant et consciencieux sinologue nous donnait, il y a quinze ans, un monument plein de grandeur et de mystère, le Livre de la Voie et de la Vertu[1], de Lao-Tseu, il ne nous dissimulait pas que le rival de Confucius, si grand qu’ait été son rôle, n’est que le premier anneau d’une chaîne de philosophes qui s’est prolongée à travers un grand nombre de siècles, et qui se continue encore.

Je reconnais que l’histoire de la philosophie grecque et latine, à n’en considérer que les grandes parties, est dans un état voisin de l’achèvement ; mais, sans parler de mille obscurités de détail qui ne céderont qu’aux efforts de l’érudition la plus rare et la plus délicate, voici une lacune bien considérable à signaler : la philosophie des pères de l’église attend un historien. Et sans elle pourtant le moyen âge ne sera jamais débrouillé. Quel abîme de complications que cette enfance de l’esprit moderne ? Saint Augustin s’y mêle avec saint Denys l’Aréopagite et Scot Érigène, l’onde pure du fleuve platonicien avec les affluens orageux et troublés de l’école d’Alexandrie. Bientôt les idées d’Aristote, protégées par l’autorité de sa logique, s’in-

  1. Lao-Tseu, Tao te King, composé dans le vie siècle avant l’ère chrétienne, traduit en français et publié avec le texte chinois et un commentaire perpétuel, par Stanislas Julien, in-8o, 1842.