Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/547

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui pesait sur lui. Ce n’était pourtant pas tout : les paupières semblaient injectées de sang, et une couleur livide était étendue sur ses lèvres. Méhémed se sentait envahi par une faiblesse mortelle ; il comprit qu’il fallait se hâter, s’il voulait mourir dans les bras d’Habibé. Prenant aussitôt congé de son hôte, qui insista faiblement pour le retenir, il parvint à gagner son araba, et se fit reconduire chez lui, accompagné de son maître des cérémonies, avec lequel il n’échangea pas un seul mot pendant ce court trajet. La dissimulation était désormais inutile, et le haut fonctionnaire semblait le comprendre. Habibé n’eut qu’à jeter, les yeux sur Méhémed pour connaître toute l’affreuse vérité. Elle poussa un cri, se jeta tout éperdue dans les bras de Méhémed ; puis, reprenant aussitôt son empire sur elle-même, elle se hâta de disposer des matelas et des coussins sur lesquels elle aida Méhémed à se placer ; ensuite, s’étant mise à ses côtés, elle prit sa main, déjà froide et humide, et le regarda tristement. — N’y a-t-il rien à faire ? demanda-t-elle d’une voix qu’on entendait à peine.

Méhémed secoua doucement la tête : — Tout secours serait inutile, répondit-il ; je ne souffre pas, et je connais le poison qu’on a employé ; il n’attaque aucun organe, mais il détruit le principe même de la vie. L’heure de la séparation est venue…

— Non, s’écriait Habibé en pressant sur son cœur la noble victime ; non, nous ne serons pas séparés. Par pitié, au nom de notre amour, dis un mot qui me rassure, qui me fasse entrevoir l’éternité avec toi. Ne veux-tu pas me confirmer dans cet espoir ?…

Un long silence succéda à ces supplications. Les yeux, jusque-là resplendissans du Kurde, se couvraient déjà des ombres éternelles. Il les ramena sur la terre, comme s’il sentait que le moment était venu de lui dire un dernier adieu. — Habibé, lui dit-il, nous nous sommes bien aimés, nous nous reverrons… — Et il expira.

Deux jours après, un modeste cortége reconduisait les restes du chef kurde à la terre de ses ancêtres. Quant à Habibé, elle retourna chez son père, passa une année auprès de lui, et obtint enfin la permission de se retirer dans un couvent des sœurs hospitalières de Saint-Vincent-de-Paul établi en Palestine. Elle y pleure, elle y prie, elle n’y gémira pas longtemps.

Christine Trivulce de Belgiojoso.