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séparée de lui pour l’éternité, et cette conviction est si horrible, qu’elle s’élève entre moi et l’espérance, entre moi et la foi dans la miséricorde divine, entre moi et l’amour de mon Dieu !

Elle me remercia des soins que je prenais d’elle, me pria de la venir voir le plus souvent possible, et ne me laissa partir qu’à regret. Je retournai souvent en effet chez Habibé, et quoiqu’elle ne s’abandonnât plus en ma présence à la violence de sa douleur, je vis bien que son pauvre cœur était toujours dans les ténèbres, qu’aucun rayon d’espoir n’y avait encore pénétré.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée du bey à Constantinople, et personne, excepté un Turc parfaitement initié aux mystères de la vie et de la bonne foi orientale, n’eût entrevu les haines implacables qui se dissimulaient sous tant de gracieuses prévenances. On savait que Méhémed avait sollicité une audience du sultan. La réponse que ferait le prince à une pareille demande était attendue avec anxiété par les musulmans fanatiques, pour qui tout rebelle est un misérable indigne de pardon. Le caractère bien connu du sultan faisait craindre que cette fois encore il n’écoutât la clémence plutôt que les vieux préjugés de l’Orient. On ne se trompait pas, et l’on sut bientôt que l’intervention de Rechid-Pacha venait d’assurer à Méhémed la réponse favorable si vivement sollicitée par lui. Un grand personnage qui croyait jouir de quelque influence sur le sultan eut beau se présenter au palais impérial pendant le conseil, en affectant une consternation profonde, et demander que son maître bien-aimé démentît la fatale nouvelle : le maître répondit simplement que la nouvelle ne pouvait être démentie, puisqu’elle était vraie. Le partisan de l’ancien régime turc supplia alors le sultan de se raidir contre les mouvemens de son cœur trop généreux ; il lui cita de nombreux exemples, tous destinés à prouver qu’il est impossible de transformer un ennemi vaincu en ami fidèle ; il lui en cita d’autres qui prouvaient non moins clairement qu’il est toujours aisé de se débarrasser sans bruit d’un captif dangereux. Fatigué de ce long discours, le sultan leva brusquement la séance et se retira sans prononcer une parole. Comment fallait-il interpréter ce silence ? Le partisan de l’ancien régime crut y voir une adhésion ; les autres conseillers restèrent assez perplexes. En réalité, le sultan persistait dans sa première résolution. Méhémed lui fut présenté par le grand-vizir à sa résidence d’été. Le sultan reçut le prince kurde avec une parfaite bienveillance. L’étiquette orientale consiste à ne rien dire du sujet qui vous occupe. Si vous allez parler d’affaires à n’importe qui, vous causez d’abord d’autres choses, et si vous ne savez que dire, vous gardez le silence tout comme si votre visite n’avait aucun but déterminé ; puis, au moment de vous retirer, vous abordez brus-