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— Oui, oui, reprit Méhémed, je suis sans inquiétude de ce côté. N’oublie rien, je t’en prie ; du sucre, du vinaigre, du thé (c’est une herbe sèche qui vient d’Angleterre), mais surtout un médecin et du sulfate[1].

Erjeb reçut toutes ces instructions d’un air guindé et sans que son sourire néfaste quittât ses lèvres crispées ; puis, faisant un signe d’intelligence à son père, il partit. Hassan ne répondit à ce signe que par un regard où l’étonnement se mêlait à l’inquiétude, mais il se remit aussitôt et reprit son impassibilité naturelle. Il eut ensuite avec son hôte une conversation confidentielle sur plusieurs questions d’intérêt commercial. On a deviné sans doute que le respectable vieillard remplissait auprès du Kurde les doubles fonctions de receleur et d’espion. C’était lui, comme on l’a vu, qui avait informé Méhémed-Bey de la route que comptait suivre certain courrier de l’état porteur de grosses sommes. Celles-ci n’avaient pas été déposées chez lui, mais il en était autrement des marchandises enlevées aux caravanes qui traversaient cette partie de l’Asie, car le vieil Hassan était autorisé à prélever une part de prise sur ces objets. Comme tous ceux qui trafiquent en gros et avec le bien d’autrui, Méhémed était fort accommodant en affaires, et il ne cherchait jamais querelle à son associé sur la proportion exagérée de ses profits. Aussi l’entretien fut-il tout pacifique et amical, et le vieillard se retira satisfait de son hôte.

Celui-ci retourna auprès d’Habibé, qu’il trouva entourée d’une troupe de femmes, accablée de questions et de prévenances. Quoique accoutumée au perpétuel bavardage du harem, Habibé, à cause sans doute de sa faiblesse maladive, supportait avec peine tout ce bruit, et Méhémed, qui le comprit aisément, se hâta d’y mettre fin en demandant à souper. C’était ouvrir une nouvelle voie aux vagues de cette mer agitée. Il y avait désormais autre chose à faire que de parler. Toutes les femmes se précipitèrent dans des directions diverses, et reparurent bientôt, apportant un pliant et un grand plateau, élémens constitutifs d’une table turque, des nappes, des serviettes, des cuillers en bois, des gobelets et des plats d’étain. Les mets vinrent ensuite : c’était d’abord du hachis de viande, puis du poisson à l’étuvée, du lait caillé, de la crème bouillie, du miel, des confitures, des fruits cuits, des tartes, des gâteaux, des légumes nageant dans le beurre, des boulettes de farine d’avoine roulées dans des feuilles de vigne, de la viande grillée, puis bouillie dans son jus, enfin un chevreau tout entier, cuit au four dans un puits, et pour

  1. Le mot sulfate ainsi employé par les Turcs désigne le quinine ou le sulfate par excellence.