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visite à l’auteur de ses jours, il était reçu à peu près comme un étranger, et on n’exigeait pas de lui des preuves irréfragables de sa naissance. Il suffisait de dire : « Je suis le fils d’Hassan-Aga ; » on était cru sur parole, et de fait rien n’était plus vraisemblable. D’ailleurs, vu le petit nombre d’avantages qui résultaient de ce titre, il n’était guère à présumer qu’un être raisonnable chargeât sa conscience d’un mensonge pour se l’approprier. Quand le fils respectueux avait mangé et dormi pendant quelques journées sous le toit paternel, on lui demandait où il comptait aller, et jamais Hassana ne s’était vu dans la pénible nécessité de répéter la question, tant la manière dont il l’accentuait était significative.

Malgré l’éparpillement de la nombreuse famille née de ses dix-sept mariages, Hassana était en mesure de goûter les délices de la paternité, car il ne se séparait d’ordinaire de ses enfans qu’après avoir perdu ou quitté leurs mères, et les enfans de ses femmes présentes étaient toujours auprès de lui. À l’époque dont je parle, une douzaine de créatures plus ou moins innocentes l’appelaient du doux nom de baba. C’était d’abord un garçon de dix-neuf ans, court, trapu, brun, louche, au nez difforme, à la bouche grande, aux lèvres fines et comprimées ; c’était le rebours du type paternel, ce qui n’empêchait pas les amis de la maison de proclamer la parfaite ressemblance du père et du fils. Suivaient onze petits êtres échelonnés depuis l’âge de quinze ans jusqu’à celui de six mois, attendant leur tour d’être mis à la porte de la maison de leurs ancêtres[1].

Hassana était assis à la place d’honneur, c’est-à-dire à l’extrémité de son divan, occupé en apparence de la conversation qui se poursuivait entré cinq ou six voisins placés à l’autre bout de la pièce, lorsque Méhémed-Bey, ayant traversé rapidement le vestibule, s’approcha du vieillard, et se baissant de façon à n’être entendu que de lui : Hassana, lui dit-il à voix basse, il faut que je te voie seul, à l’instant même !

  1. On m’accusera peut-être d’exagérer les choses et de forcer les caractères ; on me dira qu’un homme de quatre-vingts ans, ayant un pied dans la tombe, ne s’amuse pas à contempler de belles esclaves, que s’il ignore où sont ses enfans, ce ne peut être par l’effet de sa volonté, qu’il doit souhaiter leur présence, qu’il voudrait s’en entourer pour reposer à sa dernière heure son regard mourant sur des visages chéris. Supposons pourtant un homme ayant vécu pendant près d’un siècle sans souci ni de la morale, ni de l’humanité, ni de ses devoirs envers Dieu et envers son prochain, un homme qui a passé sa longue vie à se procurer des sensations agréables sans se préoccuper de la source où il les puisait, ni du prix auquel il les achetait : cet homme aura si bien perdu l’habitude de réfléchir et même de sentir, si ce n’est par les nerfs, qu’il lui sera aussi impossible de devenir tout à coup sage et sensible que de danser sur la corde raide. Ce n’est, je l’avoue, qu’en Orient, là où la société est complètement organisée en vue de la sensualité, où aucune loi ne défend le plaisir, quel qu’il soit, qu’on peut rencontrer de semblables phénomènes.