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REVUE. — CHRONIQUE.

de l’art qu’elle naisse, touchera invinciblement à la politique, et cela, malgré la censure et les membres du bureau de révision, peut-être même grâce à eux ; grâce à eux, dis-je, car il n’est point certain que, durant ces trente années, la censure n’ait contribué à stimuler l’esprit italien. On peut affirmer du moins qu’elle ne l’a point amorti. Les exils et les emprisonnemens n’ont pas eu plus de pouvoir. Bien des vers ont dû à la persécution un prestige qu’ils n’auraient point trouvé dans leur propre valeur.

Vers l’année 1840, ce mouvement littéraire commence à se ralentir. Le philosophe Gioberti, en entrant directement dans la politique, accélérait le dénoûment, donnait un but à la lutte ; les esprits purement littéraires s’arrêtèrent, pressentant ou attendant les événemens. Les gouvernemens eux-mêmes se prenaient à réfléchir, à balancer, à hésiter. Ce fut un temps d’arrêt. À cette même époque, on commença à parler d’une charmante nouvelle en vers, pleine de poésie et de sentiment, l’Edmenegarda. L’auteur avait fait peu de frais d’imagination pour trouver son sujet. Edmenegarda, épouse d’un lord d’Angleterre, se laisse séduire par un jeune patricien de Venise. Repoussée par son mari, elle est bientôt délaissée par Leoni, son amant, et elle meurt sans avoir pu obtenir le pardon de son mari, une caresse de ses enfans. Elle a recours à Dieu, ce refuge de tous les malheureux, et ne trouve qu’en lui la force de mourir sans désespoir. Ce canevas, on le voit, ne brille pas par la nouveauté de la conception. Peut-être même l’auteur n’avait-il pas voulu se donner la peine d’inventer. Comme toutes les âmes jeunes qui sentent en elle un travail mystérieux, il laissait déborder la poésie sans trop s’inquiéter du sujet. Le poème n’avait pas plus de six courts chapitres. Ce n’était pas une épopée, mais bien plutôt un ensemble de chants où il était facile de reconnaître déjà l’abondance de la veine lyrique. Cette œuvre d’un écrivain jusque-là inconnu, venue au jour à ce moment d’attente, devait attirer toutes les jeunes intelligences. Imprimée à Milan en 1841, elle fit aussitôt le tour de l’Italie. Les étudians des universités de Bologne, de Pise, de Turin, en récitaient des fragmens. Ces étudians d’alors sont aujourd’hui des hommes jetés dans des voies bien différentes. Il n’en est pas peut-être un seul qui ne se rappelle ces vers avec un visible bonheur. Un membre du parlement piémontais, appartenant à l’académie des sciences de Turin, mathématicien renommé, me répétait récemment des vers du poème tout en corrigeant les épreuves d’un traité scientifique. L’auteur d’Edmenegarda était M. Giovanni Prati, qui alors achevait à peine ses études de droit à l’université de Padoue. M. Prati s’est fixé depuis à Turin, et il est aujourd’hui le poète casareo de la maison de Savoie, dont il a chanté les espérances et les épreuves douloureuses, comme Métastase, avec lequel il a plus d’une ressemblance, fut le poète cesareo de Marie-Thérèse. Quelle est donc la nature de ce talent, et comment l’auteur d’Edmenegarda a-t-il tenu les promesses que laissait concevoir sa première inspiration ?

Les poètes tout à fait contemporains n’abondent pas au-delà des Alpes, et M. Giovanni Prati, on peut. Le dire, est aujourd’hui l’un des plus distingués. Il est né d’une famille patricienne déchue, à Dascindo, petit village de la province de Trente, le 27 janvier 1815. Son père et sa mère avaient assez de culture d’esprit pour aimer à lire dans les soirs d’hiver, autour du foyer, la Jérusalem du Tasse ou les Vies de Plutarque, les Nuits d’Young, les pièces