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c’est là le préliminaire du partage des biens et de tout ce qui fait horreur à l’Europe ? De quel changement parle-t-on ? Le paysan est affranchi. Il peut aller, venir où bon lui semble. En outre le peuple chez nous ne sent pas le besoin de devenir propriétaire ; les plus misérables sont ceux qui possèdent quelque chose. Ayant passé par la barbarie du moyen âge, l’Occident a eu besoin de réformes dont il est encore ébranlé. Ce qui était usurpation féodale chez lui, étant né de la conquête, est possession légitime chez nous, étant le fait d’une vente. Qui donc songerait à nous frustrer des droits les mieux acquis ? L’Autriche a pu avec justice châtier, par des réformes dans la distribution des terres, les nobles de Hongrie, de Transylvanie, qui s’étaient insurgés contre son empire. Elle a donné aux paysans ce que les nobles rebelles s’étaient contentés de leur promettre. Mais nous, qui peut nous faire un crime de ce genre ? Où, quand nous sommes-nous mêlés à des rebelles ? Qu’avons-nous promis ? N’ayant rien fait pour changer le statu quo, il serait souverainement injuste de nous priver des avantages qui naissent de l’ancienne forme des choses. »

Les autres répondent : « Est-ce bien sérieusement que l’on parle de la distribution, de l’orientation du sol par le droit romain, chez des peuples pasteurs, entre deux incursions de Tartares ? N’est-ce pas compromettre ce qu’il y a de plus sacré dans nos titres que de les exagérer à ce point ? Est-il sage en outre de considérer l’Europe comme barbare, et nous comme les seuls héritiers de la civilisation ? Il est vrai que nous n’avons pas la féodalité fondée sur la chevalerie et le prestige des temps anciens ; mais nous avons des villages, des foules, des territoires vendus de temps immémorial à un maître. Ce n’est pas le courage ou le choix qui ont donné un chef à cette multitude ; avouons-le, bien souvent l’usure a acheté cette plèbe et s’est appelée noblesse. Tel était grand boyard sous Étienne, à la journée de Racova, dont le descendant est aujourd’hui un pauvre laboureur sans terre et presque sans abri. Si la glèbe pouvait parler chez nous comme en d’autres pays, elle serait souvent plus noble et de meilleure maison que celui qui la foule. C’est le paysan qui a conservé chez nous, avec la langue, la nationalité. Comprendrait-on que la nationalité pût revivre, et que le paysan seul n’en tirât pas avantage ? Si la féodalité nous a manqué, il s’ensuit qu’elle n’a pas mis son empreinte sur le peuple. L’homme de glèbe a pu être opprimé, accablé, il n’a pas été conquis.

« Voilà pourquoi chez nous son droit positif a surnagé à travers toutes les oppressions. La coutume immémoriale a conservé ce droit, la loi l’a consacré et inscrit. C’est ce droit formel, véritablement historique, toujours fraudé, jamais aboli, reconnu par la Russie