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société l’égoïsme le plus vulgaire, et comment le mysticisme social dégénère en un sensualisme déréglé. Les théories exagérées de bonheur public donnent la fièvre à une société; elle se tourmente, elle s’agite pour réaliser le plus tôt possible l’idéal dont elle est enivrée. L’impatience de jouir détruit la force de souffrir. Souffrir est pourtant un des lots de la condition humaine. Savoir souffrir est une des grandeurs de l’homme et le triomphe de la vertu.

Quoi qu’on fasse, il y aura toujours dans la vie de l’homme une inconnue dont aucune formule sociale ne pourra donner la raison : cette inconnue, c’est La partie de l’âme qui touche à l’infini et qui témoigne d’une destinée infinie. La vie terrestre, lui donnât-on les plus grands objets, ne peut embrasser tout l’homme; il y a toujours un je ne sais quoi qui s’échappe, qui se sent captif dans la cité de la terre et appelle une cité de Dieu.

Mais la philosophie peut-elle promettre une cité divine, elle qui n’a pas de lumière surnaturelle et qui n’a point reçu les clés d’en haut? Elle le peut, sans déterminer toutefois les conditions de cette future existence. La religion n’ouvre la cité de Dieu qu’à ceux qui ont la foi : la philosophie n’a point qualité pour introduire ou pour exclure; elle laisse le jugement suprême à qui de droit, confiante en l’infaillible justice. Elle ne sait rien non plus de cet avenir mystérieux. L’âme contemplera-t-elle la Divinité face à face et sans voiles? S’unira-t-elle à Dieu dans des embrassemens ineffables qui sur- passent nos conceptions, ou continuera-t-elle à s’en rapprocher dans une série d’existences de plus en plus parfaites, heureuses, lumineuses, mais toujours séparées de l’infini par un abîme? Jouira-t-elle d’un repos absolu, ou se développera-t-elle sans cesse par une activité de plus en plus libre? S’élèvera-t-elle à l’état de pur esprit, ou reprendra-t-elle des organes plus subtils et plus parfaits? Questions accablantes pour l’esprit, curieuses seulement pour l’imagination, mais inutiles à résoudre et à soulever; car, pourvu que l’homme sache qu’il a une destinée au-delà de la vie et qu’elle sera bonne s’il l’a méritée, que lui importe le reste? Cela suffit pour la paix, l’espérance et le courage.

Il y a donc une cité divine, que la philosophie doit rappeler sans cesse à la cité de la terre. Le beau idéal, ce serait de les réconcilier. Que la philosophie s’efforce du moins d’arrêter une lutte dont notre siècle subit les tristes conséquences, et de rappeler à une société partagée entre le mysticisme et le matérialisme ces principes salutaires qu’elle oublie trop : aimer la terre sans renoncer au ciel, ne point se révolter contre la nature, ne point l’adorer, jouir de la vie sans enivrement, et au-dessus de toutes les illusions de bonheur privé ou public placer l’idée du devoir, suspendue à l’idée de Dieu.


PAUL JANET.