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vallée de larmes, arrive au bout blessé, meurtri, harassé: Vous qui sortez d’ici, abandonnez toute espérance!

J’admets que l’on considère comme une faiblesse cet énergique sentiment qui nous force à chercher une cause mystérieuse à la douleur, à y supposer des desseins secrets, et une main qui frappe et qui éprouve. Je veux bien que la douleur soit une loi fatale; mais que direz-vous de la passion? La douleur me brise, mais la passion m’humilie. Je ne parle pas des passions généreuses, je parle de celles qui avilissent. Pourquoi une créature douée de raison, pourquoi un être qui a l’idée du beau, du noble et du saint est-il agité par des mouvemens dont il a honte, qui font son malheur et son désespoir? Puisqu’il se sent tenu de vivre d’une manière raisonnable, pourquoi n’est-il pas toute raison? Ou s’il a besoin de mobiles pour agir, pourquoi la raison trouve-t-elle dans ces mobiles plus d’ennemis que d’auxiliaires?

Je ne vois qu’un seul argument pour affirmer que la douleur et la passion sont les résultats de la nature des choses : c’est qu’elles existent, d’où il faut conclure que tout ce qui existe est dans la nature des choses, que tout ce qui arrive a une raison nécessaire. Si avec ce principe vous pouvez fonder une morale, je vous en félicite : c’est un tour de force qu’aucun dialecticien n’a jamais accompli. Si vous dites que la morale pratique est une chose et que la science en est une autre, je demande de quel droit vous écartez les faits de la morale de l’ordre de la science. Que si enfin le sacrifice d’une morale ne vous coûte pas et vous paraît de peu de conséquence, je vous admire, sans envier pourtant cette hautaine indifférence, et en déclarant qu’il n’est point de lumière sur la nature des choses qui puisse payer à mes yeux un tel sacrifice !

Ceux qui disent au contraire que la passion et la douleur sont la faute de la société ne voient point que le désordre social auquel ils attribuent tout le mal est lui-même l’effet des passions, qui ne vont jamais sans douleur. Remédier aux maux de la société, c’est guérir une partie du mal, je l’avoue, car c’est guérir une des conséquences du mal. Il y a cependant des douleurs et des passions que ne peut atteindre nulle réforme sociale. On détruirait la misère, qu’on n’aurait pas détruit à leur source les deux grands maux de la vie humaine. « Ce n’est pas le nécessaire, dit avec profondeur Aristote, c’est le superflu qui fait commettre les grands crimes. On n’usurpe point la tyrannie pour se garantir des intempéries de l’air. Ce ne sont point les fortunes qu’il faut niveler, ce sont les passions. »

Si le mal dans l’humanité ne vient que de la constitution de la société, en supposant qu’il puisse être guéri un jour par quelque mécanisme inconnu, que dire de ces siècles qui se sont écoulés et de