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nous ne craignons pas qu’elle nous corrompe : elle nous laisse assez de grandes et de nobles œuvres à poursuivre, autrement importantes à la prospérité et à la civilisation du genre humain que l’éclat des plus brillantes victoires.

L’Europe aura en effet à faire vivre la Turquie, entreprise délicate et laborieuse qui exigera de la part de tous de la tolérance, de la modération, des égards mutuels, de la déférence réciproque pour les intérêts, les traditions et les sentimens de chacun. À ce point de vue, on peut dire que la question d’Orient commence à se développer avec ses difficultés positives, mais aussi avec ses perspectives de grandeur, si les peuples européens savent comprendre l’importance du rôle qui leur est aujourd’hui dévolu. Nous avons vu le prologue militaire du drame, nous allons entrer maintenant dans la réalité du sujet. Par la guerre, on a obtenu des garanties contre l’ambition des ennemis extérieurs de l’empire ottoman ; mais qui le protégera désormais contre lui-même, contre la corruption et la vénalité qui le dévorent, contre l’anarchie et contre les haines qui divisent tant de races, de nationalités, de religions ? Nous n’avons rien fait encore, si nous ne savons pas conjurer ces fléaux. Et cela est d’autant plus urgent, que l’appui même que nous venons de prêter à la Turquie a ravivé toutes ces causes intérieures de ruine et de dissolution. La vue de ces soldats que nous venons de verser dans son sein, innombrables comme les sables de la mer, l’aspect de ces flottes majestueuses, chefs-d’œuvre du génie de l’homme, dépôts mobiles de force, de puissance et de richesses, qui traversaient incessamment les eaux du Bosphore, plus nombreuses que ces troupes d’oiseaux voyageurs dont le musulman aime à suivre du regard le vol dans les airs, ces grands spectacles ont produit des impressions profondes sur l’imagination contemplative des peuples du Levant. En coudoyant nos soldats dans les bazars de Constantinople, le Turc s’est senti instinctivement troublé dans l’idée qu’il avait de sa suprématie. En examinant d’un œil curieux toutes les merveilles de nos arts, en voyant la facilité avec laquelle nos trésors, notre esprit d’ordre et de prévoyance ont fondé des établissemens immenses à Constantinople, à Kamiesh, à Maslak, à Scutari, à Smyrne, le raya s’est rappelé qu’il était chrétien comme nous, et ce souvenir, plein d’orgueil et d’amertume à la fois, s’est traduit par des imprécations contre le Turc, que le raya rend seul responsable de son abaissement, à qui seul il impute son ignorance, sa faiblesse, ses misères et ses maux. Il ne faut pas se tromper sur les conséquences très probables que produiront d’abord au sein de cet empire affaibli les principes que l’Europe vient d’y proclamer, et qu’elle va faire consacrer comme partie du droit public des nations. Toutes les