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aujourd’hui à la Russie; mais à qui peut-elle s’en prendre si ce n’est à elle-même? Qui l’a poussée dans cette voie funeste où elle n’a trouvé que des revers, et qu’elle a jonchée d’épouvantables hécatombes ? Elle ne dira pas que les mauvais conseils, que des promesses perfides l’ont égarée; les avis ne lui ont pas manqué, et s’il est quelque chose qui ressorte de toutes les transactions qui ont précédé l’état de guerre, c’est la longanimité de l’Europe, c’est sa patience pendant toute l’année 1853, c’est la répugnance qu’elle éprouvait à prendre un parti violent. La Russie a cru voir de la faiblesse dans cette disposition de l’Europe, et, comptant sur des divisions qui heureusement ne se sont pas produites, elle a persévéré dans sa téméraire et coupable entreprise. Aujourd’hui elle subit la conséquence de ses erreurs. Si cependant elle est juste, elle devra reconnaître que les conditions qu’on lui fait ne sont pas excessives. On veut ôter à la Russie des armes dont elle a fait un mauvais usage; mais en définitive il n’y a rien dans le traité qu’on lui propose qui porte atteinte aux élémens légitimes de sa grandeur, de sa richesse, de sa puissance. Ce sera même le caractère glorieux de cette paix que les vainqueurs auront pris en considération positive ce qu’il pouvait y avoir d’honorable dans les prétentions de leur adversaire. C’est au nom du droit des chrétiens d’Orient que la Russie avait tiré l’épée : le résultat le plus certain de la guerre sera d’avoir fait consacrer ces droits et de les avoir placés sous le patronage de l’Europe tout entière. Si, comme nous n’en doutons pas, la Russie éprouve sérieusement pour ses coreligionnaires du Levant toutes les sympathies qu’elle proclame, elle ne pourra pas dire qu’elle n’a rien gagné à la guerre, que l’Angleterre protestante, que la France et le Piémont catholiques n’ont pas tenu compte de ce qui était réellement respectable dans ses sentimens. Ces puissances lui ont donné sous ce rapport une satisfaction complète, sans avoir à espérer aucune compensation. Je crois avoir quelque expérience des populations du Levant, et j’ose affirmer qu’elles ne sauront aucun gré aux nations occidentales de ce qu’elles auront fait. Ces chrétiens qui se parent aux yeux des Occidentaux du nom brillant de Grecs, parce qu’ils savent la reconnaissance que l’Europe conserve pour les beaux génies de la Grèce antique, ne sont grecs que de religion; ils sont pour la plupart Slaves de race, et les langues que parle la majorité d’entre eux seraient incomprises des descendans de Léonidas, s’il en reste : elles n’ont d’affinité qu’avec la langue de la Russie. Aussi est-ce la Russie qui possède toutes leurs affections; pour les autres communions chrétiennes, ils ne ressentent qu’une haine obstinée et plus vive encore peut-être que celle qu’ils portent aux mahométans, leurs anciens maîtres. Lorsque l’année dernière l’Angleterre obtint du sultan l’autorisation de lever des troupes